Blogue de la rédac

Ces pères que l’on ne connaît pas

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Mon père m’a appris à conduire. Une Jetta 88 marine, rouillée; elle allait bien pareil. Il m’a même montré à changer l’huile, mais je ne le faisais pas. S’il l’explique si bien, c’est parce qu’il sait comment faire, alors il le fera pour moi, que je me disais.

Mon père m’a appris à monter sur la planche à voile. À comprendre la mer, à garder l’équilibre, à sentir d’où vient le vent pour partir avec lui.

Mon père, d’ailleurs, est bien sur l’eau et sur la route, quand il y a du soleil et du vent. Il ne l’a jamais dit, mais c’est évident. Il grogne comme un gros ours mal en point tout l’hiver, puis arrive le printemps, il se met à sourire, prépare le bateau, hisse les voiles.

Le reste du temps, je vous l’avoue, je ne sais pas comment il va. Mon père ne me parle pas. Il parle de mécanique, de théories conspirationnistes, de livres sur les ovnis… Jamais de lui. Je sais, toutefois, que si c’était l’hiver tout le temps, il mourrait. L’hiver, c’est froid comme la guerre.

***

À 18 ans, j’ai rempli mon sac à dos, pris l’avion et traversé l’Atlantique pour aller visiter le frère de mon père.

De ce voyage, un seul souvenir importe encore aujourd’hui : la main de mon oncle, qui a pris la mienne, et ces mots que je m’étais promis de ne jamais oublier.

« Tu sais, Maya, ton père a connu la guerre. Il me prenait justement la main, comme ça, comme pour me protéger, quand, sur le chemin vers l’école, le sang de la veille luisait encore dans les rues. Ton père a vu des choses que tu ne verras jamais. Ton père a eu mal. Ton père a fui l’Allemagne pour fuir les souvenirs de la guerre. Des images qui rendent anormal. S’il ne te parle pas de son passé, ne lui en veux pas. »[adspot]

Aujourd’hui, je repense aux longues heures passées seule avec mon père, aux moments silencieux où on n’avait pourtant que ça à faire, parler… Ensemble, dans le Westfalia, roulant vers le Massachusetts tard le soir afin d’apercevoir la mer au lever du jour.

J’ai longtemps supposé qu’il ne me parlait pas parce qu’il préférait écouter ce jazz qu’il aime tant, cette musique qu’on met à la radio la nuit. Mais c’est aujourd’hui que, soudainement, je me souviens d’un détail. La fenêtre du conducteur. La fenêtre était toujours baissée. En route vers la lumière, mon père affectionnait le silence pour se laisser caresser par le vent.

Mon père oublie l’Allemagne sur les routes de l’Amérique.

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