Société

Pourquoi les femmes plafonnent encore

Bien des femmes ne mènent pas une carrière à la mesure de leur talent. Elles se heurtent au plafond de verre. Mais pourquoi ?


 

Mélanie Dugré est avocate. Elle a 32 ans. Et elle est ambitieuse. Après son admission au Barreau du Québec, en 2001, elle a joint un grand cabinet où elle représentait des médecins. Elle s’apprêtait à devenir associée. Pour commencer… Elle voyait le succès comme un escalier dressé devant elle, tout droit, sans fin. Puis elle a donné naissance à Alexandre. Et soudain, les marches ont semblé plus hautes, tellement plus hautes.

Ce n’est pas que son patron ait changé d’attitude à son égard. Ce n’est pas que ses clients l’aient oubliée. C’est qu’elle voulait s’accomplir au travail sans négliger son fils. Elle l’a compris un jour qu’elle jouait avec Alexandre tout en discutant au téléphone avec un collègue et en pitonnant sur son BlackBerry. « Mon bébé m’a regardée comme si j’étais folle, dit-elle. Là, j’ai réalisé qu’il y avait des sacrifices que je n’étais pas prête à faire. »

Aujourd’hui, dans son foyer de Brossard, l’ambitieuse repentie pouponne avec bonheur Étienne, son deuxième enfant. Elle a troqué sa vie effrénée de jeune professionnelle contre un emploi plus routinier dans une compagnie d’assurances. Quoiqu’elle apprécie son nouveau poste, elle avoue avoir vécu un réel deuil. « Ça m’a fait une peine immense de quitter mon travail. J’aurais aimé que le cabinet accepte que je puisse travailler différemment, de façon moins intensive, le temps que les enfants grandissent. » Mais rien ne sert de rêver : un avocat qui facture ses services 300 $ de l’heure doit à ses clients – et à ses patrons – une disponibilité absolue. « J’admire énormément les femmes capables de le faire. Moi, j’ai essayé et je n’étais pas bien. Alors je plafonne en toute sérénité ! » Elle éclate d’un rire doux… avec une pointe d’amertume.

Mélanie Dugré est convaincue d’avoir fait un choix personnel. D’autres diraient qu’elle s’est frappée contre le plafond de verre.

Consacrée en 1986, l’expression « plafond de verre » désigne l’ensemble des obstacles invisibles qui freinent les professionnelles en route vers le sommet de la hiérarchie. La conciliation travail-famille joue là un rôle crucial. Mais aussi les stéréotypes sexuels, la culture masculine des entreprises, l’habitude de recruter dans le boys’ club… Les femmes voient leur poste de rêve flotter devant leurs yeux sans pouvoir l’agripper. Et souvent, sans saisir la raison de cet échec.

 

Au Québec, les femmes consacrent moins d’heures que les hommes à leurs activités professionnelles. Elles sont plus nombreuses à travailler à temps partiel et s’absentent plus souvent pour des raisons familiales.
Source : Institut de la statistique du Québec


 

Bien sûr, des battantes ébrèchent le plafond. Pauline Marois ne dirige-t-elle pas le Parti Québécois ? (On le sait, elle a tout de même gagné sa place à la force des poignets.) Monique Leroux ne gère-t-elle pas le Mouvement Desjardins ? Mais c’est comme si la brèche se refermait derrière ces championnes.

Même dans les milieux où les filles dominent en nombre, comme la santé et l’enseignement, elles accèdent à la haute direction avec plus de difficultés que leurs collègues masculins. Pourtant, elles se bardent de diplômes et triment dur pour monter en grade.

« Le modèle du gestionnaire à succès reste l’homme blanc hétérosexuel. Il faut créer une nouvelle figure de leader », constate Isabelle Marchand, de l’Université du Québec à Montréal, qui a consacré sa maîtrise en intervention sociale à étudier le plafond de verre dans les entreprises privées au Québec. Elle a interviewé 13 femmes cadres. Ces gestionnaires de haut niveau racontent comment elles luttent pour asseoir leur crédibilité, surmonter leurs doutes, soigner leur apparence. « Il faut toujours prouver que oui, mes souliers “matchent” peut-être avec mes boucles d’oreilles, mais je suis intelligente quand même », formule l’une d’elles. En sommes-nous encore là ?

Dans ce monde où le leadership fleure l’aftershave, la femme peine à imposer son style. Si elle agit en « fille », elle est bonasse. Si elle agit en « gars », c’est une salope. Les stéréotypes sexuels sont bien ancrés. Une femme qui met son poing sur la table est incapable de maîtriser ses émotions. Un homme qui fait de même sait ce qu’il veut. « En soi, ça ne forme pas une barrière impossible à franchir, mais c’est un obstacle qui s’ajoute à d’autres, analyse Isabelle Marchand. Ça va prendre 100 ans pour atteindre l’égalité dans les entreprises privées si les femmes ne bénéficient pas d’un coup de pouce. »

D’où viendra-t-il, ce coup de pouce ? Des hommes ? des femmes elles-mêmes ? Ces dernières ont-elles vraiment envie de gravir l’échelle hiérarchique ? Ne préfèrent-elles pas, de nature, la quiétude d’une carrière de subalterne ? Cette théorie est à la mode ces temps-ci. Elle horripile Christine Corbeil, ex-directrice de l’Institut de recherches et d’études féministes, à Montréal, et jeune retraitée. « Avant, on disait aux femmes qu’elles n’avaient pas le cerveau. Maintenant, on leur dit qu’elles n’ont pas les gènes ! C’est ne pas tenir compte du fait qu’elles ont été gardées éloignées des postes de pouvoir. Si elles pouvaient postuler, elles auraient peut-être la chance de développer leur esprit de compétition. »

C’est aussi l’avis de plusieurs groupes de femmes au Québec. Depuis peu, de joyeuses têtes de pioche redoublent d’ardeur pour faire éclater le plafond de verre. Parmi elles, Élaine Hémond. « Les femmes doivent être partout où se prennent les décisions », répète cette militante déterminée.

 

Dans les 500 plus grandes entreprises au Canada, peu de femmes occupent des postes de leadership. Cadres supérieures : 15,1 %, membres d’un CA : 13 %, directrices générales : 4,2 %.
Source : Catalyst, juin 2008


 

Élaine Hémond codirige le Centre de développement femmes et gouvernance, fondé en 2007 pour développer le leadership et l’influence du deuxième sexe. En duo avec l’École nationale d’administration publique (ENAP), le Centre offre des formations à celles qui briguent un poste de pouvoir. Pas seulement en politique. Dans les municipalités, dans les syndicats, dans les chambres de commerce : partout ! Il prépare même un programme pour les Amérindiennes qui visent un conseil de bande. « Les femmes n’ont pas plus besoin de formation que les hommes, précise l’activiste. Mais elles ont besoin d’être soutenues et de prendre conscience de leur valeur. »

La même philosophie anime la présidente-directrice générale du Réseau des femmes d’affaires du Québec, Nicole Beaudoin. Celle qui a bossé dans les industries ô combien viriles du transport et du papier a conçu divers ateliers pour aider les « pédégées » à prendre leur place. L’hiver dernier, son organisme a donné une première formation à 10 courageuses qui désiraient siéger au conseil d’administration (CA) d’une entreprise de taille. « Le CA des grandes sociétés est la dernière vraie chasse gardée des hommes. Je siège à ton CA, tu sièges au mien… Mais beaucoup prendront leur retraite d’ici 10 ans. C’est une occasion à saisir pour les femmes. »

Québec a annoncé qu’il exigerait des sociétés d’État qu’elles atteignent, d’ici 2011, la parité dans leur conseil d’administration. Audacieux ? Pas tant que ça. En janvier 2008, la Norvège imposait à toute entreprise enregistrée à la Bourse d’Oslo un minimum de 40 % de femmes au conseil d’administration. Rassurons-nous, l’économie scandinave ne s’en porte pas plus mal. Les quelque 600 nouvelles venues dans les CA se sont révélées très compétentes, ont admis les machos devant les résultats.

Cette mixité favorise aussi la productivité. Selon la firme de consultants en gestion McKinsey, les grandes entreprises européennes qui comptent le plus de femmes au sein de leur CA et de leur direction jouissent d’un meilleur rendement des capitaux et d’une plus forte croissance du prix de l’action.

Former les femmes, leur donner confiance en leurs moyens, leur permettre de réseauter entre elles, tout cela est bel et bon. Mais cela ne garantit pas l’accession des femmes au pouvoir. Le principal problème est ailleurs. Osera-t-on prononcer son nom ? Discrimination sexuelle. Voilà, c’est dit !

Bien que les Québécois comptent parmi les hommes les plus ouverts d’esprit sur la planète, il se trouve encore parmi eux quelques fossiles pour penser que les filles sont juste bonnes à exécuter leurs ordres. À l’été 2008, le Conseil des Montréalaises a publié une enquête éloquente sur les cadres de sexe féminin à l’emploi de la Ville. Parmi elles, 64 % se jugent lésées par le stéréotype qui veut que la femme soit moins douée en gestion d’entreprise que l’homme. Et 38 % perçoivent des préjugés de la part de collègues, supérieurs ou subalternes au sujet de leur compétence et de leur crédibilité.

 

Au Canada, 40 % des 500 plus grandes sociétés ne comptent aucune femme dans leur conseil d’administration.
Source : Catalyst, 2007


 

« Il faut plus de femmes chez les cadres supérieurs. Sinon la culture ne changera jamais », tranche Nicole Boily, ex-présidente du Conseil des Montréalaises. Actuellement, les filles forment 36 % des cadres et 10 % de la haute direction à la Ville de Montréal. L’organisme va tenter de convaincre la municipalité d’offrir du mentorat pour aider les fonctionnaires à accéder aux postes supérieurs et de former des comités paritaires pour le recrutement.

D’après les répondantes au sondage, cependant, l’obstacle numéro un à la promotion n’est pas le mépris. Plutôt… l’amour. L’éternelle conciliation travail-famille repose au cœur du problème, estiment 69 % d’entre elles. Double tâche oblige, les mères jonglent constamment avec les cases de leur horaire. Mais au-delà de ça, souvent, elles paient une taxe à la maternité. Considérées moins disponibles, à tort ou à raison, elles sont aiguillées vers la mommy track, chemin pavé de dossiers mineurs et de tâches insignifiantes qui conduit au cul-de-sac professionnel. « Il y a des barrières mises en place par la culture masculine des organisations et d’autres que les femmes se mettent à elles-mêmes, dit Nicole Boily. Mais ces barrières-là aussi sont dues à la culture. »

Aux yeux de nombreuses Québécoises, néanmoins, la notion de plafond de verre est dépassée. « Il faut juste prendre conscience des obstacles et apprendre à les contourner », affirme Evelyne Verrier, associée au cabinet d’avocats Lavery, de Billy, à Montréal.

À 42 ans, cette spécialiste en litiges dans les domaines de l’assurance et de la responsabilité professionnelle est loin de poser un regard naïf sur les choses. Elle sait bien qu’elle serait difficilement arrivée là où elle est sans l’appui du chef de son cabinet, qui encourage la promotion des femmes de talent. Elle admet aussi qu’elle a dû faire des choix. Dans la vie, tout a un prix. Elle a attendu d’avoir établi sa réputation avant de donner naissance à son fils et à sa fille, pris seulement quatre mois de congé à chaque accouchement et embauché une gouvernante pour gérer la maisonnée, le jour et le soir. « Je me suis investie dans mon travail, ce qui m’a permis de cheminer à la même vitesse que mes collègues masculins. Et je n’ai jamais été victime de discrimination ou de préjugé », assure-t-elle.

À l’inverse de Mélanie Dugré, qui a choisi de tempérer ses ambitions pour passer plus de temps en famille, Evelyne Verrier mène la carrière de ses rêves. A-t-elle le sentiment d’avoir dû faire des sacrifices pour s’accomplir au plan professionnel ? Elle réfléchit. « Je ne sais pas si c’était nécessaire de travailler autant. Peut-être que j’aurais pu y arriver en moins d’heures. Mais c’était mon choix… » Non, rien de rien, l’avocate ne regrette rien. Et voit la vie en rose. « Moi, le plafond de verre, je ne le sens pas. Il n’en tient qu’à moi, et aux autres femmes, de saisir les occasions. »

En janvier dernier, une image a fait le tour de la planète. Celle de Rachida Dati, ex-ministre française de la Justice, rentrant au travail – tailleur noir et talons hauts – cinq jours après avoir accouché par césarienne. La femme de 43 ans a semé la controverse parce qu’elle revenait trop tôt après son accouchement. Comme plusieurs analystes politiques, elle estimait sans doute qu’elle risquait de perdre son poste, déjà précaire, en s’absentant plus longtemps. Quelques semaines plus tard, elle était effectivement évincée du gouvernement par le président Nicolas Sarkozy.

Cette histoire renforce la croyance populaire qui veut que les femmes doivent accomplir des sacrifices inouïs pour accéder au pouvoir (bien que plusieurs aient réussi à conjuguer famille et politique de façon plus humaine). Serait-ce pour cela qu’elles sont si peu nombreuses à briguer un poste de députée, de ministre ou de chef d’État ? Il y a bien Angela Merkel à la tête de l’Allemagne, Michelle Bachelet au Chili… À peine 11 femmes dirigent leur pays. Ces premières ministres ou présidentes exécutives représentent 5,2 % des chefs de gouvernement reconnus par l’ONU. D’autres ont passé près, telles Ségolène Royal en France et Hillary Clinton aux États-Unis. « Si elles n’ont pas réussi, ce n’est faute ni de compétence ni d’intelligence », juge Élaine Hémond, fondatrice du Groupe Femmes, Politique et Démocratie, à Québec, qui ambitionne de casser le plafond de verre en politique. « On ne changera pas les choses tant que les femmes n’auront pas leur girls’ club ! »

En 2004, le Groupe Femmes-politique-et-democratie créait sa première école d’été pour les futures candidates à une élection. Au début, elles provenaient du milieu communautaire. Aujourd’hui, près des trois quarts sont soutenues par un parti : de l’ADQ à Québec solidaire, du Bloc Québécois aux partis municipaux. Elles s’exercent au débat public, se familiarisent avec la machine politique et, surtout, rencontrent des élues de toutes allégeances. Ce coup de main semble les stimuler. Entre 2004 et 2007, parmi les 118 « diplômées », 8 sur 10 ont participé à une élection et près de la moitié ont été élues.

Tant mieux, parce que le Canada figure au 46e rang mondial pour la représentation des femmes au Parlement, derrière des pays comme l’Afghanistan et l’Ouganda. Les dernières élections fédérales n’ont pas marqué de progrès, ces dames formant un maigre 22,4 % des élus au Parlement canadien. Quant au Québec, il a connu une chute troublante en mars 2007, mais le taux de députées à l’Assemblée nationale a remonté à 29,6 % en décembre 2008. Le premier ministre Jean Charest a eu l’audace de présenter, il y a deux ans, le premier cabinet paritaire de l’histoire du Québec, exploit réitéré à la suite des plus récentes élections. Actuellement, 13 des 26 ministres portent la jupe. Et elles détiennent des portefeuilles aussi importants que les Finances et la Justice.
Malheureusement, le temps n’arrange pas toujours les choses. La preuve : la politique municipale. Chez les conseillers municipaux de moins de 35 ans, il y a la moitié moins de filles que de garçons. Chez les maires, c’est presque six fois moins.

« Pour briser le plafond de verre, il va falloir que beaucoup de femmes encore s’y frappent la tête, prédit Élaine Hémond. Mais ça va, on commence à le fêler ! »

Ariane dans son labyrinthe
Le plafond de verre existe-t-il vraiment ? Si la réalité demeure incontestable, l’expression, elle, varie souvent. « Ciel de plomb », « échelons collants », « effet frontière »… En 2007, la Harvard Business Review proposait le concept de « labyrinthe du leadership » : pour les femmes, le chemin du succès s’avère si tortueux que la plupart s’y perdent. Ce qui n’empêche pas de petites futées de trouver le fil d’Ariane.

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