Tête à chapeaux

Grossophobie: je ne me tairai plus!

Diantre qu’il s’en raconte, des choses au sujet des grosses, pendant qu’on se terre dans le silence.

 

Cette fois, c’est une série Netflix, dénoncée par nombre de personnes, qui nous vaut de se faire expliquer notre grosseur. C’est l’histoire d’une adolescente intimidée pour sa taille — incarnée par une actrice mince portant un costume de grosse — qui se fait casser la mâchoire, ne mange plus pendant un été et devient mince, maquillée, bien habillée, désirable et revancharde.

« C’est quoi, le problème », soupire-t-on rhétoriquement en roulant des yeux. Encore des petites sensibilités qui contraignent l’art. Encore une «phobie» dont on taxe #lesgens. Encore nous, qui prenons encore trop de place.

Anyway, le poids, c’est une question de santé, non? lance-t-on pour nous faire taire.

Le malheur, avec le silence, c’est qu’il faut le garder tout entier ou l’envahir pleinement. On ne peut pas l’investir à tâtons ou à moitié. Et lorsqu’on est grosse, on se sent déjà en dette d’espace.

Or, quand on ne parle pas pour soi, il ne faut pas s’étonner que d’autres parlent pour nous. Pire, qu’ils parlent de nous, comme si nous étions absentes, comme si l’espace qu’on nous somme habituellement de libérer nous avait englouties. Et alors, quand quelques voix s’élèvent timidement, on les enterre.

Dans mon long silence, de l’enfance jusqu’à l’âge adulte, se sont tressées les vignes de la honte et je lui ai appartenu sans demi mesure. Quand on assimile, parce que c’est impossible de faire autrement, le mépris qui entoure la chair des femmes, il s’étend à toutes les sphères, dans tous les recoins du quotidien.

J’ai appartenu à la honte chaque fois que je m’habillais, que je mangeais, que je m’assoyais, que je me regardais, que j’aimais, que je faisais l’amour. Chaque fois que mes amies minces parlaient de prise de poids avec horreur, que ma mère me conseillait de porter du noir pour sembler réduite. Chaque fois qu’une crise de boulimie me valait des compliments sur ma perte de poids qui m’allait si bien. Chaque fois que le seul personnage de fiction qui me ressemblait était misérable ou clownesque. Chaque fois que j’ai préféré être malade de chaleur qu’enlever ma gaine, qu’exposer mes bras et mes cuisses.

J’ai torturé mon corps. Je l’ai empiffré, affamé, mutilé, je l’ai traîné sur des kilomètres de pistes de course jusqu’à l’effondrement, je l’ai privé d’eau pour ne pas qu’il se boursouffle, je l’ai fait casanier pour le préserver du regard d’autrui. J’ai tiré dans un sentiment tordu de fierté dans ses appels à l’aide puisqu’il faut, dit-on, souffrir pour être belle.

Tout ça, dans le silence.

Tout ça, au nom… de la santé?

Je n’ai jamais été aussi malade qu’en essayant d’avoir l’air « en santé ». Je n’ai jamais été aussi en santé que quand j’ai arrêté de croire que la grosseur était une maladie.

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Grossophobie, un terme exagéré? Dites à une femme mince qu’elle est en train de devenir grosse et observez la peur dans ses yeux. Je vous garantis que ce n’est pas son taux de cholestérol, sa santé cardiovasculaire ou sa longévité qui l’inquiètent.

Nous avons peur de ne pas être désirables et désirées, parce que tout, autour de nous, véhicule l’idée que susciter le désir est le fondement de la féminité et que la féminité est incompatible avec la grosseur. L’argument de la santé est une pitoyable excuse pour continuer de mépriser la grosseur en toute liberté.

Y a-t-il une corrélation entre obésité et maladie? Oui. Mais Correlation does not imply causation, (corrélation ne signifie pas causalité) disait mon prof d’économie. Le poids est UN facteur, insuffisant en lui-même pour dresser un bilan de santé ou établir un lien de causalité.

On peut être grosse et malade, on peut être mince et malade, on peut être grosse et active (OUI, OUI, JE VOUS LE JURE), on peut être mince et sédentaire. On peut être en santé physique mais pas mentale et vice versa. Même qu’on peut être grosse, en mauvaise santé physique ET mentale, et quand même mériter d’exister dans la dignité, sans se faire mépriser, sans devoir se soustraire. Fascinant, non?

C’est quoi le problème avec la série de Netflix, dites-vous? Fermez les yeux et écoutez le silence. Il est assez vaste pour accueillir une nouvelle génération d’adolescentes, prêtes à se faire violence pour se faufiler dans un idéal subjectif et – ce fut maintes fois prouvé – malsain. Si les troubles alimentaires étaient cotés en bourse, cette série aurait intérêt à s’acheter des actions.

À celles qui sont prêtes, à celles qui s’en sentent la force, il est temps de se raconter. Il est temps d’envahir le silence pleinement. Il est temps de hurler, s’il le faut, pour dire à ces femmes en devenir ce qui les attend, ce qui nous a attendues et consumées. Il est temps de leur léguer les armes qu’on s’est fabriquées à même la honte pour se tailler une place dans cette hypocrisie crasse.

Disons-leur que le bonheur, la santé et la réussite ne sont pas conditionnels à la minceur. Qu’elles sont désirables et désirées. Qu’elles peuvent prendre de la place avec leur corps et leur personnalité en même temps. Que leur parole est essentielle. Disons-leur qu’on n’est jamais en équilibre sur une balance, que l’équilibre se vit de l’intérieur et ne se ressent pas comme une violence.

Disons-leur de s’entourer de gens capables d’amour de soi. Comment peut-on faire autrement qu’être fortes et fières, quand on s’entoure de femmes qui osent s’aimer dans un monde qui leur a appris à s’haïr.

Disons-leur.

Et rappelons-nous le.

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***

Manal est chroniqueuse, conférencière, procrastinatrice et aime se dire «ironiste» de profession. Elle nous livre chaque mois des réflexions tout en humour et en humeurs sur les aléas de la vie d’une femme moderne.

Les opinions émises dans cet article n’engagent que l’auteure et ne reflètent pas nécessairement celles de Châtelaine.

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