Féminin universel

Je mange mes émotions bien malgré moi

Du plus loin que je me souvienne, j’ai mangé mes émotions. La nourriture me réconforte comme elle le fait pour ma mère. Il y a des choses comme ça qui se transmettent…

Photo: iStock.com/chabubucko

Ma mère a grandi dans un foyer où régnaient le chaos et la violence verbale. Comme source de réconfort et de consolation, les six enfants de la fratrie ont développé une obsession pour la nourriture, quitte à planter une fourchette dans la main de son prochain pour s’emparer de la dernière part de gâteau renversé aux ananas.

Adolescent, mon père s’en trouvait stupéfait à chaque visite au domicile de sa promise. Il avait même inventé une expression pour qualifier le mal: le syndrome des Simard.

Tout se transmet, souvent contre notre volonté

Je me souviens vaguement de mon premier voyage en avion, vers l’âge de trois ans. Notre vol partait de Val-d’Or en direction du Saguenay, où nous allions retrouver la parenté pour le temps des fêtes.

J’étais un peu craintive, mais ma mère m’a changé les idées en m’offrant un bas de Noël juste avant le décollage. Il contenait, entre autres choses, une barre de chocolat Sweet Marie. «Tiens, mange, tu te sentiras mieux.» Je ne sais plus si ce sont là les mots exacts qu’elle a prononcés, mais c’est le message qui est entré au poste.

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Quelques années plus tard, Astérix et Cléopâtre est devenu mon dessin animé favori. J’aimais par-dessus tout la scène où Obélix claironne «Quand l’appétit va tout va» pendant qu’Astérix affirme que, désormais, il ne faut plus manger pour vivre, mais bien vivre pour manger. En arrière-plan, prenant soudainement vie, des kilomètres de guirlandes de saucisses se mettent à virevolter, des meules entières de fromage roulent gaiement et des camemberts coulants entonnent le refrain en chœur, tandis que des poulets rôtis dansent le «french cancan». Ce psychédélique et gargantuesque banquet en mouvement me fascinait.

Pareil pour la scène du film La première aventure de Sherlock Holmes où un jeune Watson, drogué à son insu, est victime d’hallucinations dans lesquelles il est assailli par des pâtisseries fourrées à la chantilly dotées de bras et de jambes. Le pauvre s’imagine ligoté, tel Gulliver enchaîné par les Lilliputiens.

Bizarrement, ces tableaux délirants me faisaient saliver. Il faut dire que j’étais une fillette extrêmement gourmande, qui feignait de manquer d’appétit en arrivant au buffet chinois pour ensuite avaler trois assiettes de dessert dans le temps de le dire…

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Vilaine gourmandise?

Quelque temps après le divorce de mes parents, mon grand frère et moi avons été séparés pendant une demi-année scolaire. J’avais 7 ans et lui, 10. Il vivait avec ma mère à Longueuil, à 600 km de la résidence abitibienne où j’habitais avec mon père et sa compagne.

Par un bel après-midi de mai, je suis restée toute seule à la maison, pendant que «mes parents» effectuaient quelques commissions. Dans un irrépressible accès de rage de sucre, j’ai ouvert le garde-manger et saisi le sac contenant une trentaine de bâtonnets Mr. Freeze achetés en prévision de mon anniversaire. Je les ai tous bus, un par un. Le liquide qui se trouvait dans les tubes était chaud et sucré.

Bien sûr, je me suis fait gronder, mais, avec le temps, cette histoire est entrée dans la mythologie familiale, classée dans la catégorie «encore une frasque de Marilyse», la liste s’allongeant presque à l’infini.

Or, sous ces bêtises et obsessions gourmandes se cachait en fait une profonde anxiété. Du plus loin que je me souvienne, j’ai mangé mes émotions. Encore aujourd’hui, la tentation est forte de céder à la gourmandise pour me calmer les nerfs. Surtout depuis que je suis travailleuse autonome et que les mandats se succèdent à un rythme fou, générant une bonne dose d’adrénaline et de stress (ça reste un beau problème, me direz-vous).

Il demeure que j’alterne bien involontairement entre les périodes de remise en forme, d’alimentation saine, équilibrée, et les périodes intenses de travail où l’entraînement prend le bord et de trop nombreux repas sont avalés en vitesse, parfois au restaurant-minute.

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Satané yo-yo

La vérité, c’est que, depuis au moins 20 ans, je gonfle et dégonfle périodiquement comme un ballon d’anniversaire, incapable de conserver un poids stable. Je ne me sens pas vraiment habiter mon corps dans mes vêtements parfois trop grands, parfois trop serrés, et je sursaute régulièrement devant mon reflet dans la glace.

Cela m’angoisse. Il n’y a rien de bon pour ma santé dans cette partie de yo-yo permanente. Cette faim d’ogre qui surgit lorsque s’empilent mes émotions n’est pas saine. Ça m’a pris tout ce temps à me l’avouer, mais je crois bien que ce que ma famille a depuis toujours qualifié de gourmandise porte un autre nom: trouble alimentaire.

J’aimerais tellement vous dire que ce n’est pas grave, mais je sais que vous êtes nombreuses à avoir le même problème que moi, à trop penser à la nourriture, à votre poids, à être envahies par ces réflexions.

Et peut-être que vous non plus, vous n’avez pas le temps ou le budget pour aller chercher de l’aide psychologique professionnelle à cet effet. On dit que la première étape pour guérir consiste à admettre le problème… Alors voilà, c’est déjà ça de fait.

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Marilyse Hamelin est journaliste indépendante et conférencière. On peut notamment la lire dans Le Devoir, la Gazette des femmes et le magazine spécialisé Planète F. Elle blogue également pour la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) et est l’auteure de l’essai Maternité, la face cachée du sexisme, publié chez Leméac.

Les opinions émises dans cet article n’engagent que l’auteure et ne reflètent pas nécessairement celles de Châtelaine.

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