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Les femmes doivent-elles être nues pour entrer au musée?

Qui déshabille-t-on dans les musées? Les femmes, toujours les femmes – elles qui, en tant qu’artistes, sont encore trop souvent ignorées.

Photo: @instagram.com/guerrillagirls

Je l’avais trouvé bien accrocheuse cette affiche vue il y a cinq ans, alors que j’étais en vacances à Chicago. Nous étions à visiter l’Art Institute of Chicago et une des expositions du musée était consacrée au thème de l’intimité.

En fait, son titre exact était : « Undressed : the Fashion of  Privacy », soit la vie privée sous l’angle déshabillé. Évidemment, ce que l’on dévêtait dans les tableaux avait un sexe : féminin. Il y avait bien quelques enfants nus dans le lot, mais c’était sous un regard maternel, celui de la peintre Mary Cassatt. Une femme.

Mais à dire vrai, je ne m’étais pas arrêtée à cet aspect de l’exposition. Je me contentais d’admirer les Degas, Manet, Toulouse-Lautrec, Munch, passant de toiles très connues à d’autres que je découvrais. C’est en entrant dans une autre salle que le contraste m’a frappée. Cette fois, c’est une affiche qui était mise en valeur. Sur un fond jaune éclatant, on y voyait une femme nue, allongée, de dos, mais coiffée d’une tête de gorille. Deux phrases (en anglais) ponctuaient l’image. D’abord : « Est-ce que les femmes doivent être nues pour entrer au Metropolitan Museum? » Et juste en dessous : « Moins de 5 % des artistes de la section Art contemporain sont des femmes, mais 85 % des nus sont de sexe féminin. » (Ma traduction.)

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Du coup, mon regard sur l’exposition du jour a pris un tout autre tour…

J’ignorais alors que cette affiche datait déjà de 1989 et qu’elle était le fait d’un groupe créé quelques années plus tôt, en 1985, et qui a pour nom (parce qu’il existe encore) : les Guerrilla Girls. À l’époque, le Metropolitan Museum of Art, le célèbre MET de New York, avait tenu une grande exposition sur l’art contemporain mais en ne laissant que la part congrue aux femmes : 13 artistes sur 169. Il y eut donc une manifestation devant le MET pour contester ce déséquilibre, mais ça n’avait rien donné.

Certaines féministes décidèrent dès lors qu’il fallait changer leur stratégie d’action. S’appelant désormais les Guerrillas Girls, se coiffant de têtes de gorilles pour rester anonymes et bien sûr attirer l’attention, elles ont opté pour des gestes plus visibles qu’une manif. Et elles se sont lancées dans l’affichage de posters qui disent ce qu’ils ont à dire! Bingo, ce fut remarqué!

Depuis, ces affiches elles-mêmes sont entrées dans les musées, notamment à l’Art Institute of Chicago…

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Si ma visite à ce musée, et surtout l’affiche, m’est revenue en mémoire, c’est à cause des débats qui ont cours présentement dès qu’est soulevée la manière dont les femmes ont été (et sont encore) représentées dans le monde des arts : peinture, cinéma, opéras… Les humeurs sont si exacerbées ces temps-ci qu’au moindre questionnement, l’accusation de « censure » revient comme un écho.

Mais s’interroger sur ce qui nous est offert à admirer est une démarche parfaitement valable! À Chicago, bien des nus de l’exposition « Undressed » étaient d’une grande beauté ou d’intéressants témoignages sociaux (notamment sur les ravages de la prostitution). Sauf que l’affiche des Guerrilla Girls rappelait que ce déploiement de nu féminin avait collectivement et sociologiquement un sens. Pour moi, cela soulignait que la femme que l’on déshabille est une manière d’illustrer qu’elle n’appartient pas à l’espace public; que le corps nu de l’homme est rarement mis en scène en position de vulnérabilité; que les regards féminins manquent pour faire contrepoids.

Ce genre de prise de conscience n’est pas synonyme de rejeter ce qui a existé, mais de mieux comprendre ce que l’on voit et de le remettre en contexte. Dans la foulée, ça permet aussi de constater que bien des créatrices ont été perdues de vue.

À Chicago encore, on trouve un musée qui leur est entièrement consacré : le National Museum of Women in the Arts. Il a ouvert ses portes en 1987, fondé par une femme, Wilhelmina Cole Holladay, qui trouvait précisément que les musées négligeaient grandement une production féminine pourtant abondante aujourd’hui. Sans oublier les classiques : Camille Claudel, Élisabeth Vigée Le Brun, Mary Cassatt, Georgia O’Keeffe, Frida Kahlo…

Ce musée reste unique au monde, mais le milieu de l’art a quand même bougé depuis les années 1980. On voit de plus en plus de mise en valeur de la création féminine. Ainsi du Musée des beaux-arts du Canada à Ottawa qui, en 2016, consacrait une exposition spéciale à Vigée Le Brun; ou le Musée national des beaux-arts du Québec qui vient de mettre côte à côte Joan Mitchell et Jean-Paul Riopelle, dans une exposition consacrée à ce couple d’artistes, aussi importants l’un que l’autre.

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Il faut souhaiter que cette place donnée aux femmes artistes s’élargisse car elle est loin d’avoir atteint son apogée : il reste toujours plus de femmes nues dans les musées que d’artistes affichées! Et que cela soit parfois dénoncé avec provocation, est-ce que ça ne fait pas partie de la force de l’art?

Dans la même veine, faut-il vraiment crier à la censure quand une œuvre classique est revisitée? C’est en tout cas le mot qui a été employé (en plus de la dénonciation du « politiquement correct ») quand à Florence, en début d’année, un metteur en scène a décidé de changer la fin de l’opéra Carmen : ce n’est plus celle-ci qui meurt, mais elle qui tue son amant jaloux.

Je me demande encore en quoi ce choix est plus choquant que tant d’autres relectures : celle, par exemple, de donner un tout autre ton, à l’antipode du roman d’origine, au Séraphin créé par Claude-Henri Grignon, ou de faire passer le Tartuffe de Molière de comédie à très sombre tragédie, comme nous l’a fait voir une importante compagnie allemande à Montréal en 2015.

Faut croire que la provocation au féminin (même quand elle émane d’un homme, comme ce fut le cas à Florence!) est en soi si provocante qu’il vaut encore mieux la ridiculiser que de s’arrêter à ce qu’elle a à dire.


Journaliste depuis plus de 30 ans, Josée Boileau a travaillé dans les plus importants médias du Québec, dont au quotidien Le Devoir où elle a été éditorialiste et rédactrice en chef. Aujourd’hui, elle chronique, commente, anime, et signe des livres.


Les opinions émises dans cet article n’engagent que l’auteure et ne reflètent pas nécessairement celles de Châtelaine.

 

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