À bien y penser

Ma vie privée ne regarde pas mon employeur!

Il faut que le monde du travail soit rendu bien déconnecté pour mêler questions d’embauche et questions de vie privée.

Il y a très longtemps, quand j’étais à la Faculté de droit, on entendait des histoires d’étudiantes (jamais les gars!) qui, lorsqu’elles postulaient pour obtenir un stage dans de grands cabinets d’avocats, se faisaient demander si elles voulaient avoir des enfants. Pas besoin d’être un grand génie pour comprendre qu’elles n’avaient pas intérêt à dire oui!

N’ayant pour ma part aucune aspiration à pratiquer le droit, je n’ai jamais pu vérifier si, de fait, les entrevues d’embauche étaient à ce point inquisitrices. Reste qu’entre filles, nous nous en scandalisions (eh oui, une autre affaire dont on parlait en catimini…). Et j’avais retenu la leçon.

Quand j’ai postulé pour un premier emploi permanent en journalisme, j’ai soigneusement évité toute allusion au fait que j’avais un enfant, un bébé de quatre mois. Je voulais tellement avoir la job! Je travaillais déjà comme surnuméraire dans les salles de presse et j’avais constaté que les mères journalistes étaient peu nombreuses et fort discrètes. La culture du milieu, il y a 30 ans, était vraiment très masculine. En entrevue, j’ai donc fait la jeune femme dynamique à la disponibilité totale.

Une fois embauchée, j’ai vite réalisé que mon statut de maman était connu. Je n’avais pas mesuré à quel point l’information circulait vite dans le petit cercle journalistique montréalais! Mais cela n’a eu aucune conséquence, ni alors, ni pour la suite. Je m’étais inquiétée pour rien.

J’ai vu le même processus à l’œuvre chez des amis gais qui s’abstenaient d’évoquer leur vie privée au travail, soucieux des répercussions négatives. Mais au fil du temps, ils ont fini par constater que ces craintes n’avaient plus lieu d’être.

À lire aussi: Être pauvre, ça gruge plus que le porte-monnaie

Non, mais quels peureux on était, en avais-je conclu! Évidemment qu’il ne restait que des milieux très conservateurs pour ne pas avoir pris conscience que les mentalités avaient changé! Les protections contre la discrimination prévues à la Charte des droits et libertés de la personne renforçaient le message: ma vie privée ne regarde pas mon employeur et ne peut donc pas me nuire, na!

Ce fut donc tout un électrochoc, il y a quelques jours, d’apprendre qu’une curiosité patronale de mauvais aloi avait toujours cours, plus insidieuse même que dans mon «ancien temps». Et le mis en cause n’est pas un petit employeur plus ou moins renseigné, mais bien la grande Université Laval. Pis encore, tout cela s’applique depuis des années! Re-pis encore, plusieurs instances du réseau de la santé et la Commission scolaire de Montréal ont les mêmes pratiques!

Pour pouvoir y obtenir ne serait-ce qu’un emploi de bureau, il vous faudra tout déballer: de l’insomnie à l’obésité, du problème de cholestérol au cancer, de l’accident d’auto à la date de la dernière consommation de drogue, du sida à l’anxiété… Avec, en prime, pour les femmes la date du dernier examen gynécologique et des dernières menstruations, sans oublier les questions sur la procréation: grossesses, avortements, enceinte présentement?

Tout ça avant même l’entrevue d’embauche!

À lire aussi: Ma précieuse médecin de famille

On pourrait s’étonner qu’une telle affaire n’ait jamais fait les manchettes avant. Mais on ne cherche pas le trouble quand on veut un emploi. Surtout quand il est écrit en toutes lettres que, si vous ne répondez pas à l’ensemble des questions, votre candidature ne sera pas considérée…

Vous avez dit abus et illégalité? Clairement!

Mais que connaît-on vraiment de nos droits comme travailleuse? Chacune, chacun est lancé sur le marché du travail sans outils pour s’y retrouver. Le plus souvent, l’employeur suit les règles. Mais quand ce n’est pas le cas, il peut s’écouler un temps fou avant qu’un employé constate que le versement de sa paye retarde vraiment beaucoup, que le jour férié a été oublié, que le temps d’arrêt entre deux quarts de travail est décidément bien court… Souvent, le déclic se fait parce qu’une collègue, un ami, un parent fait remarquer que quelque chose cloche. Les mauvais employeurs profitent grandement de cette ignorance.

Sauf qu’on n’associe pas des institutions comme des hôpitaux et des universités, milieux de surcroît syndiqués, à des employeurs aux pratiques douteuses ou illégales! Mais dans ce cas, les syndicats n’y peuvent pas grand-chose: ils ne sont pas impliqués dans les processus d’embauche.

Face au tollé médiatique, les institutions concernées ont soit fui les questions, soit promis de s’ajuster. Mais pas un mot sur comment on en est arrivés là. Pour combler ce vide, j’y vais donc de mon hypothèse personnelle.

À lire aussi: Cachez ce corps, trop vrai pour être vu!

Le monde du travail est devenu déconnecté de lui-même. Les personnes de chair et d’os ont disparu derrière les recettes de gestion qui garantissent rapidité, rendement, efficacité. Une entreprise gagnante sait éliminer tous les risques, humains compris.

D’abord, il faut être sûr que l’employé ne craquera pas, qu’il sera la parfaite petite machine que la gestion moderne exige. Pour prévenir les problèmes, une grande bureaucratie passera par ce qu’elle connaît le mieux: la paperasse. D’où ce questionnaire technocratique, indiscret et sans état d’âme, qui ramène en plus les femmes à des êtres dont la biologie est en soi une pathologie!

Ensuite, l’application du questionnaire répond aussi à l’exigence d’efficacité. On aurait pu le moduler en fonction d’un emploi précis – certains postes exigeant en effet des capacités physiques ou mentales particulières. Mais quelle lourdeur! Allez, pas de niaisage: en posant toutes les questions possibles, un seul formulaire suffira pour tout le monde! On ne perdra pas de temps à le réviser pour chaque poste affiché. Et même pas besoin d’un cadre (de toute manière débordé) pour superviser son administration: comme aucun candidat ne peut y échapper, ça roule tout seul!

Quant aux plaintes, elles seront rares: il faut en effet du culot pour s’en prendre à son employeur (réel ou espéré) et bien de l’énergie pour se rendre jusqu’au Tribunal des droits de la personne. Lequel ne pourra par ailleurs juger que le cas spécifique devant lui, et non les méthodes générales d’embauche d’un milieu de travail donné.

En matière de risque réduit au minimum, qui dit mieux?

Évidemment, avec les médias qui s’en mêlent, c’est plus embêtant. Quoique… L’affaire semble si répandue et si aveuglément pratiquée qu’il faudrait une directive politique claire et un suivi préventif solide de la part de la Commission des droits de la personne pour y mettre fin. Mais cela demanderait plus de personnel pour celle-ci, donc des budgets. Ça exigerait aussi, pour les institutions publiques, de sortir de la gestion de papier.

Mon petit doigt me dit que l’inaction va gagner.


Journaliste depuis plus de 30 ans, Josée Boileau a travaillé dans les plus importants médias du Québec, dont au quotidien Le Devoir, où elle a été éditorialiste et rédactrice en chef. Aujourd’hui, elle chronique, commente, anime et signe des livres.

Les opinions émises dans cet article n’engagent que l’auteure et ne reflètent pas nécessairement celles de Châtelaine.

POUR TOUT SAVOIR EN PRIMEUR

Inscrivez-vous aux infolettres de Châtelaine
  • En vous inscrivant, vous acceptez nos conditions d'utilisation et politique de confidentialité. Vous pouvez vous désinscrire à tout moment.