À bien y penser

Notre indifférence a tué Tina Fontaine

Comment ne pas y voir un signe? Le film Ce silence qui tue de Kim O’Bomsawin, consacré aux femmes autochtones disparues, assassinées, maltraitées, s’ouvre sur un meurtre sordide, celui de Tina Fontaine, 15 ans. Qui aurait pu croire que ce crime resterait impuni, donnant au propos une force décuplée?

Ce silence qui tue / Production Wabanok

Voilà qu’au moment où Ce silence qui tue est présenté au grand public, d’abord cette semaine dans le cadre des Rendez-vous Québec cinéma puis à la télévision (sur APTN le 5 mars à 21h et à Canal D le 8 mars à 22h), on apprend que l’assassinat de Tina Fontaine, devenu un symbole de la violence envers les femmes autochtones, est pour ainsi dire réduit à rien. Faute de preuves suffisantes, l’homme qui était accusé du crime a été déclaré non coupable il y a quelques jours.

Depuis les manifestations se multiplient contre ce verdict. «Encore une fois, la justice nous laisse tomber», entend-t-on de partout dans les communautés autochtones. De jour en jour, l’indignation enfle et Ce silence qui tue prend de même une autre ampleur: c’est donc de ça, concrètement, dont il est question? Ouf!

Le dossier de la violence envers les femmes autochtones est quand même dans l’air du temps depuis un moment. Le procès du monstrueux Robert Pickton, il y a dix ans, a mis en lumière l’horreur vécue par 49 femmes, pour moitié des autochtones, qu’il a enlevées et tuées entre 1978 et 2002. En 2014, la Gendarmerie royale du Canada publiait un rapport faisant état de près de 1200 femmes autochtones disparues ou assassinées entre 1980 et 2012 – l’équivalent de 36 000 Blanches. Une commission d’enquête fédérale se consacre maintenant aux causes systémiques sous-jacentes à une telle violence, nouvelle occasion d’entendre des témoignages troublants…

Mais ça reste un «dossier», qu’on suit à distance, comme un grand tout chiffré qui fait état par bribes d’un environnement qui nous échappe.

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Avec Ce silence qui tue, tout s’incarne. À cause de Tina, de Lorelei, de Belinda, de Nahanni… Ou de Angel, de la nation Haïda, femme forte d’allure et de personnalité qui va nous raconter son histoire. Tout un cycle de violence familiale, qui remonte au conjoint de sa grand-mère, un homme qui haïssait les Indiens et agressait ses propres enfants. On bat, on viole, on boit, on se drogue, on envoie son enfant se prostituer à 11 ans, et un nouveau cycle recommence… Et ça fait mal à raconter. Angel, qui se croyait revenue de tout, s’étonne elle-même que son récit puisse encore la faire pleurer.

Son drame, c’est celui de tellement d’autres femmes qu’il en devient collectif, avec toujours les mêmes ramifications historiques – le tout sous les yeux d’une société indifférente, répète-t-on tout au long du film.

C’est un dur mot que l’indifférence. Du côté autochtone, il suscite une colère qu’illustre bien la frémissante Audrey Siegl qui dénonce la destruction de 10 000 ans de traditions. Nous, on écoute avec un certain malaise: qu’y puis-je? Le passé est passé, et les dégâts causés par l’odieux régime des pensionnats – où les enfants autochtones ont non seulement désappris leur histoire mais aussi le sens de l’affection et de l’attachement – sont trop profonds pour se régler facilement.

La preuve d’ailleurs que rien n’est simple: le fonctionnement de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées est remis en question par des autochtones elles-mêmes, et on ne compte plus les départs au sein de son personnel. Le film n’en parle pas, mais nous on y pense. Tout comme on est perplexe face au système des réserves : concentré de violence, tel qu’évoqué dans le film, mais aussi lieu de pouvoir ou de préservation culturelle pour d’autres qui tiennent à les garder… Le consensus est loin de régner à ce sujet!

Mais on comprend aussi du film que mesurer l’ampleur d’un problème, le regarder en face, c’est déjà avancer.

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Ce que Kim O’Bomsawin met en scène, c’est la misère économique et affective et on pourra dire qu’en soi, celle-ci n’a ni race, si sexe. De même, la réaction des services policiers à la disparition de jeunes femmes, peu importe leur origine, se mérite rarement une médaille. L’écrivain François Blais en fait un très juste, et très touchant, récit dans Un livre sur Mélanie Cabay (éd. L’instant même), qu’il vient tout juste de publier. L’argument de la fugue ayant bon dos, les policiers ne sont ni pressés de s’activer quand une disparition leur est signalée, ni portés à faire des liens entre des cas inexpliqués. François Blais le démontre très bien.

Sauf que pour les femmes autochtones c’est pire. Dans leur cas, à l’hypothèse de la fugue on ajoutera que la fille est «partie sur la brosse» ou que c’est juste une pute. Bref, qu’il n’y a pas matière à en faire un plat.

Ce silence qui tue nous raconte ça, tout comme il nous lance des données qui assomment et que pas une série télé ne nous fait jamais voir: au Canada, neuf prostituées sur 10 de moins de 18 ans sont autochtones, tout comme la moitié des enfants en famille d’accueil. De même, les femmes autochtones courent huit fois plus de risques de se faire assassiner que les Blanches. Et d’autres chiffres auraient pu s’ajouter. Par exemple, dans les prisons fédérales, 31 % des détenues sont autochtones (tout comme 23 % du côté masculin) alors que les adultes des Premières nations ne représentent que 3 % de la population canadienne.

Comprenons-nous bien l’ampleur de ces décalages? Leur anormalité? En avoir conscience serait déjà énorme.

Cela permettrait, par exemple, d’ajuster les services. On pense tout de suite au soutien qu’il faudrait offrir à tous les jeunes qui à 18 ans sonnants ne relèvent plus de la Direction de la protection de la jeunesse: on rejoindrait ainsi un nombre imposant de jeunes autochtones laissés à eux-mêmes.

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Cela permettrait aussi d’innover davantage, notamment en s’inspirant de solutions poussées par les communautés autochtones elles-mêmes, comme celles qui réclament de pouvoir bannir un trafiquant de drogue de leur territoire et dont faisait état La Presse + il y a quelques jours. Certes, c’est une solution inusitée en droit canadien mais elle correspond à une pratique ancestrale et elle est surtout d’une grande cohérence eu égard aux tragédies que la drogue et l’alcool entraînent dans les communautés.

Et cela permettrait de ne pas laisser sombrer Tina Fontaine dans l’oubli. Est-ce encore de la justice quand celle-ci tombe si souvent du côté de l’impuni? Des experts se sont déjà penchés sur les écueils judiciaires qui touchent spécifiquement les autochtones. Il est venu le temps de prendre leurs travaux au sérieux.


Journaliste depuis plus de 30 ans, Josée Boileau a travaillé dans les plus importants médias du Québec, dont au quotidien Le Devoir où elle a été éditorialiste et rédactrice en chef. Aujourd’hui, elle chronique, commente, anime, et signe des livres.


Les opinions émises dans cet article n’engagent que l’auteure et ne reflètent pas nécessairement celles de Châtelaine.

 

 

 

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