Nutrition

Au régime à 6 ans?

Les enfants québécois n’ont jamais été aussi gros. Devrait-on contrôler ou laisser aller? Les familles ont besoin d’aide, et ça presse.

Photo: Tom Feiler/Masterfile

Photo: Tom Feiler/Masterfile

« On pourrait faire gratiner la baguette que t’as apportée pour manger avec les tomates ! Oh, et prends aussi du persil. Et du basilic ! »

La mini di Stasio qui m’accompagne au jardin, les joues rosies par la fraîcheur d’octobre, salive à l’avance pendant qu’on cueille légumes et fines herbes pour le souper. Ses mains potelées détachent des raisins bleus de la vigne qui s’enchevêtre dans la tonnelle, les portent à sa bouche. « Tu ne trouves pas que la texture du raisin et le goût du fromage, mettons du Saint-Paulin, c’est le match parfait ? »

Soupir.

Le fromage fait partie des aliments qui manquent le plus à Virginie depuis que sa mère l’a mise au régime, il y a un mois. Ça et les biscuits Pirate au beurre d’arachide. Et aussi les Whippet. « Je peux en manger, mais moins qu’avant. »

Bon. Elle le confesse, elle triche. « Des fois, je pique des amandes au chocolat à maman », chuchote la fillette de neuf ans aux soyeuses boucles de poupée.

Pas facile de faire carême quand on est gastrolâtre comme Virginie. Sushis, calmars, gibier, reblochon… par ici que j’y goûte ! En bonne koodie, comme on appelle maintenant les dignes descendants des foodies, elle épluchait déjà les magazines de recettes à trois ans, raconte Martine, sa mère, une grande femme carrée à l’épaisse chevelure d’ébène. Elle a elle aussi un solide coup de fourchette. D’où la difficulté de mettre un frein à la gourmandise de son héritière. « Ça vient jouer dans mes bibittes » , dit-elle. Mais ayant perdu elle-même 18 kilos (40 livres) à force « d’énoooormes sacrifices », elle se sent mieux placée pour faire la leçon.

Les poignées d’amour de Virginie inquiètent sa mère depuis l’entrée à la maternelle. Sur ses photos de classe, son double menton saute aux yeux. « Les vêtements de taille “extra large” lui pètent sur le dos, je ne sais plus où l’habiller. »

Ça ramène Martine à son passé de « p’tite grosse frisée pas d’amis ». « Je ne veux pour rien au monde que ma fille endure ça. À l’époque, explique-t-elle, j’aurais aimé en maudit que ma mère m’aide à perdre du poids. »

Au secours !

Virginie appartient au quart des jeunes Québécois qui font de l’embonpoint ou qui sont carrément obèses – c’est d’ailleurs le cas de la fillette, selon les normes de croissance de l’Organisation mondiale de la santé. Il y a 25 ans, les enfants comme elle étaient rarissimes au Québec. « Chez les jeunes de moins de 11 ans, il y avait de l’embonpoint, mais pas d’obésité, explique Natalie Alméras, kinésiologue et chercheuse à l’Institut universitaire de cardiologie et de pneumologie de Québec. Aujourd’hui, des bambins de deux ans en souffrent. C’est dramatique. »

La graisse de bébé qui s’accroche et prospère peut faire des ravages. Des petits ont désormais des « maladies de vieux » : diabète de type 2, apnée du sommeil, hypertension ou problèmes articulaires aux genoux, aux hanches. Sans parler de la détresse. Se faire traiter de « gros » jour après jour dans l’autobus, être choisi en dernier dans les sports d’équipe à l’école, ne pas être invité aux partys, ça mine l’estime de soi.

Malheureusement, les parents ne reçoivent presque pas d’appui du système de santé, selon Natalie Alméras, qui sonne l’alarme depuis des années. « Peu de cliniques spécialisées se penchent sur ce problème, affirme-t-elle. Les médecins de famille sont mal outillés et n’ont pas le temps de s’en occuper. Le manque de formation est criant. »

Dans certains milieux, les professionnels de la santé reçoivent les parents avec une brique et un fanal, selon les témoignages recueillis par Marie Marquis, nutritionniste spécialisée dans les comportements alimentaires des jeunes à l’Université de Montréal. « On leur dit quasiment : “Mais qu’avez-vous fait à votre enfant ? Pourquoi avez-vous attendu aussi longtemps ?” » Bonjour la culpabilité !

Il y a bien quelques initiatives prometteuses, ici et là. Le camp SNAP, fondé l’an passé grâce, entre autres, à la collaboration du CHU Sainte-Justine, rassemble durant l’été des jeunes obèses à l’Auberge Le P’tit Bonheur, dans les Laurentides. Au programme : jouer dehors, participer à des ateliers de cuisine, apprendre à lire les étiquettes sur les produits alimentaires.

De plus, à la demande pressante des parents, l’organisme à but non lucratif ÉquiLibre publiera au printemps le premier guide à l’intention des familles avec enfants en surpoids, disponible seulement auprès de professionnels de la santé (médecins, infirmières, psychologues, nutritionnistes). Des questions délicates y seront abordées. Que faire quand ma fille réclame une autre assiette de pâtes ? Dois-je bannir du garde-manger nachos et cupcakes ? Puis-je parler à fiston de sa corpulence ? Si oui, sur quel ton ?

En attendant, Martine y va avec son jugement, sans supervision médicale. Son plan de match n’a rien de spartiate, précise-t-elle : davantage de sport, des portions réduites, plus de légumes, moins de sucreries et de féculents. L’affaire a été présentée à fifille avec humour, en faisant allusion à son « bedon rond » et à ses fesses « en pamplemousse ». « Mon but n’est pas d’en faire un paquet d’os, mais qu’elle puisse porter la taille “large”. » Virginie ne demande pas mieux : elle rêve de trouver enfin de « jolies robes chics » qui lui feront bien. Et d’être « mince comme Claudia », sa copine de classe. Elle rapproche ses mains pour que je me représente la finesse de sa taille : « Je me trouverais plus belle comme ça. »

La bonne approche ?

« Oh là là !… Neuf ans, c’est jeune pour se soucier déjà de son poids ! » Marie Marquis a beau être archi-consciente des dangers causés par l’obésité, elle n’est pas fan des régimes amaigrissants, comme tous les experts que j’ai bombardés de questions.

D’abord parce que ça ne donne rien – la science en a fait la preuve maintes fois. Les enfants que l’on met au régime courent davantage de risques d’être gros à l’âge adulte. Et d’entretenir une relation tordue avec la bouffe.

Marie Marquis a constaté que chez les parents, et surtout chez les mères, puisqu’elles sont le plus souvent responsables des repas, c’est un réflexe répandu de rationner, voire d’éliminer des aliments du menu des enfants rondouillards. Même des éducatrices en garderie le font, selon une étude québécoise récente. « Le contrôle des assiettes frise parfois la maniaquerie », dit la nutritionniste, qui a vu des couples faire souper leurs enfants avant qu’ils se rendent à une fête chez des copains, de peur qu’ils mangent moins santé qu’à la maison.

Stéphanie, enseignante et maman de trois belles brunes encore au primaire, ne pousse pas la note jusque-là. Mais elle admet avoir coupé dans les portions quand elle a remarqué que la bedaine d’Émilie, alors âgée de trois ans, prenait de l’expansion. « Je me sentais mal pour elle, je ne voulais pas qu’elle parte dans la vie sur ce pied », raconte la svelte Montréalaise de 41 ans. Quatre ans plus tard, même si les replis d’Émilie ont fondu, Stéphanie continue de lui donner moins de friandises qu’aux deux autres, des gymnastes longilignes « bâties sur le même frame de chat que leur père ». En douce, bien sûr, pour éviter les cataclysmes. « Elle est folle du sucre… »

Les étiquettes nutritionnelles n’ont plus de secret pour ses petites, qui vérifient souvent la teneur en calories de ce qu’elles mangent. « On les met en garde contre les aliments qui font grossir », dit-elle. Toujours, l’argument de la santé est mis de l’avant. « On ne parle jamais d’apparence. » Mais pour être honnête, Stéphanie souhaite que ses filles se trouvent belles à l’adolescence, période critique où le miroir se transforme parfois en instrument de torture. « C’est facile de dire à une ronde : “Accepte-toi telle que tu es” quand la société valorise la minceur ! » Et si elle avait eu des garçons ? « Je me soucierais moins de leur poids. »

« Les bourrelets des fillettes semblent inquiéter plus que ceux des garçons », observe la nutritionniste Marie Marquis. Sauf si ces derniers sont obèses et qu’on se moque d’eux à l’école. On voit la différence dans le langage : « On dira souvent des gars qu’ils sont costauds, qu’ils ont du coffre, qu’ils ne s’en laisseront pas imposer plus tard. » Alors que les filles se font traiter de « toutounes ».
Hélas ! même formulés sur un ton badin, ces commentaires peuvent anéantir la confiance en soi, selon les spécialistes. Tout comme parler de son poids devant l’enfant, ou de sa voisine « qui a donc engraissé ». Ou des calories contenues dans tel aliment, ou de l’urgence de suivre un régime avant la saison du bikini. Chez certains, ça peut d’ailleurs entraîner des troubles du comportement alimentaire, d’après des études américaines.

Les adolescentes en particulier absorberaient comme des éponges les commentaires et l’attitude de leur mère vis-à-vis de la bouffe et de l’apparence. D’autres travaux récents menés notamment au Québec montrent aussi que plus un jeune a d’interdits à table, plus il s’empiffre – parfois jusqu’à l’orgie. En cachette s’il le faut.

À lire : l’auteure américaine Dara-Lynn Weiss a été vertement critiquée pour avoir raconté dans le magazine Vogue qu’elle avait mis sa fille obèse de sept ans au régime. Deux ans après le scandale, elle fait le point en entrevue à Châtelaine.

Plainpicture/Westend61/Mito Images

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La méthode douce

Les cas de boulimie sont d’ailleurs de plus en plus fréquents, s’inquiète le psychiatre Howard Steiger, qui traite depuis 30 ans les troubles du comportement alimentaire à l’Institut Douglas, à Montréal. Selon ses enquêtes, au moins 1 Québécoise sur 10, âgée de 13 à 30 ans, en souffre de façon « importante ». Chez les hommes, le phénomène croît. « Ceux qui aboutissent dans mon bureau ont souvent intégré très jeunes l’idée que leur poids est trop élevé et qu’il faut le contrôler coûte que coûte. »

« Mais ne jetez pas la pierre aux parents ! » insiste-t-il. Les médias, la mode, les amis, les médecins peuvent aussi instiller la phobie d’être gros. Dans certaines écoles, les professeurs d’éducation physique pèsent même les élèves devant tout le monde.

Se calmer le pompon est la règle d’or pour aider vraiment son enfant, indique Howard Steiger, qui s’oppose farouchement au culte de la minceur. Il préside avec la journaliste Marie-Claude Savard la Charte québécoise pour une image corporelle saine et diversifiée. « Il n’y a pas lieu de se précipiter chez la nutritionniste parce que sa fille est rondelette. Certaines personnes sont faites pour être enrobées et leur santé n’en souffre pas », dit-il. Elles peuvent même être plus en forme que d’autres qui n’ont pas un gramme de gras.

Bien sûr, les risques se multiplient quand on dépasse de beaucoup son indice de masse corporelle. « Mais l’enfant n’en mourra pas le lendemain matin », tempère le psychiatre.

La nutritionniste Marie Marquis abonde dans le même sens : il ne faut pas en faire toute une histoire, car on risque de transformer l’heure des repas en entreprise comptable. « Au-delà des nutriments et des calories, ce qui compte, c’est d’avoir du plaisir à manger. »

Comme Howard Steiger, elle est convaincue qu’à long terme la seule manière efficace de maigrir, c’est avec la stratégie des petits pas. « Si les membres d’une famille mangent des croustilles tous les soirs devant la télé, pas question de  leur dire de mettre une croix là-dessus. Autrement, je ne les reverrai plus jamais dans mon bureau. » Elle propose plutôt de s’en passer un soir par semaine, puis deux, puis trois… « Plutôt qu’interdire, il faut motiver les troupes à explorer d’autres types de grignotines. »

Aucun aliment ne devrait être mis à l’index, croit Natalie Alméras. Chaque chose a sa place. Les légumes et les produits laitiers doivent être au menu tous les jours ; les croissants et la charcuterie peuvent y figurer une ou deux fois par semaine ; les frites et les boissons sucrées, deux ou trois fois par mois. « Ces notions devraient être enseignées dès les cours prénataux ! » plaide la kinésiologue, qui recommande aux gens de consulter La vision de la saine alimentation, un guide disponible en ligne sur le site du ministère de la Santé et des Services sociaux.

Autre règle de base : les parents sont responsables de la qualité et de la variété des aliments qui se trouvent dans le garde-manger, tandis que l’enfant détermine la portion qu’il engloutit.

Même si une petite en surpoids comme Virginie se farcit trois assiettes débordant de macaroni au fromage, plus un dessert ? Et qu’elle touche le fond du sac de chips ? « On ne passe surtout pas de commentaires du genre : “Tu ne trouves pas que tu exagères ?” qui risquent de la miner, dit Fannie Dagenais, nutritionniste et directrice d’ÉquiLibre. Pour la guider, on pourra lui demander, au moment de la servir, si elle a une petite ou une grosse faim. » L’organisme propose d’ailleurs sur son site Détective Gargouillis, un jeu pour la famille.

« Les signaux de satiété ont été mis à mal par des décennies de : “Finis ton assiette, il y a des enfants qui n’ont rien à manger !”explique Marie Marquis. Heureusement, ça se reprogramme. »

Martine s’est justement abstenue d’intervenir auprès de Virginie dans le temps des fêtes. Depuis notre rencontre d’octobre, sa fille avait réussi à perdre 10 livres, du moins à vue de nez (elle ne la pèse jamais).

Mais les boustifailles à droite et à gauche ont eu un effet « catastrophique », s’exclame la maman découragée. « Elle pigeait dans les plats sans retenue. » Retour à la case départ : « Les fermetures éclair de ses pantalons ne montent plus. »

Ne nous leurrons pas : une fois les kilos installés, c’est « vraiment difficile de s’en départir », dit Howard Steiger. C’est la faute à l’hypothalamus, la partie du cerveau qui régule le poids : il résiste avec entêtement à brûler de la graisse. Et si vous y parvenez, il fera tout en son pouvoir pour vous la faire regagner, jusqu’à sept ans après votre petite victoire. Sympathique.

Le meilleur service à rendre à son enfant reste donc de l’inciter à s’aimer. « Être en surpoids, ce n’est pas l’idéal pour la santé, mais c’est le cas de bien des gens. Et ça ne les empêche pas d’être compétents, attirants et utiles à la société, soutient le psychiatre. Ce sont plutôt les railleries et les jugements sévères dont ils sont la cible qu’il me tarde de voir disparaître. »

Quelques chiffres…

  • À neuf ans, le tiers des fillettes auront déjà suivi leur premier régime. À l’adolescence, cette proportion grimpe à 70 %.
  • 75 % des femmes veulent perdre du poids. La moitié d’entre elles ont un poids santé.
  • 33 % des élèves du secondaire consomment des boissons sucrées, des grignotines ou des sucreries tous les jours.
  • Le nombre de jeunes Québécois en surpoids a doublé en 25 ans.

Quatre bonnes habitudes

1 Partager plus de repas en famille

Les enfants mangent beaucoup mieux aux côtés de leurs proches, selon une étude menée auprès de 40 000 jeunes Américains. Et ce, même si la télé est allumée !

2 Encourager sa progéniture à parler de ses peines, de ses inquiétudes, du stress qu’elle subit

C’est le genre d’émotions souvent tapies derrière le gavage compulsif…

3 Aller jouer dehors !

Plus de la moitié des jeunes Canadiens ne font aucune activité physique. L’Hôpital de Montréal pour enfants conseille de limiter à deux heures par jour les jeux vidéo, la télé et l’ordinateur.

4 Inciter les enfants à faire la popote

Ils seront fiers de manger de la salade et des muffins santé qu’ils auront préparés.

 

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