Nutrition

Au régime ? Pas moi !

La plupart des femmes jurent qu’elles mangent sans restrictions. Pourtant, elles « surveillent » continuellement ce qu’elles ingèrent. Belle contradiction.


 

Deux jumelles assistent à une réunion d’affaires. Au milieu de la table de conférence trône une assiette de biscuits au chocolat. Spontanément, une des sœurs en prend un et mord dedans tout en restant concentrée sur les discussions. La deuxième hésite. Ce moelleux biscuit, analyse-t-elle, doit bien contenir 300 calories : aura-t-elle le temps de faire assez d’exercice pour brûler tout ça aujourd’hui ? Comme elle passe une bonne partie de la réunion à peser le pour et le contre, elle perd l’essentiel de ce qui se dit autour d’elle…

Cette histoire a été inventée par la docteure Susan Barr, chercheuse universitaire de Vancouver, pour illustrer la relation de certaines femmes avec la nourriture. Si la première jumelle a envie d’un biscuit, elle le mange et l’histoire s’arrête là. La deuxième, en revanche, consacre beaucoup de temps à surveiller et à limiter son apport alimentaire pour maintenir son poids. Ce comportement a un nom : il s’agit de restriction cognitive, et des chercheurs s’y intéressent très sérieusement.

Peut-être avez-vous l’impression de bien connaître la jumelle numéro deux… Ce n’est pas un hasard. Même si les femmes ont intégré le message selon lequel les régimes amaigrissants ne fonctionnent pas, leur relation avec la nourriture n’est pas devenue saine pour autant. Il suffit d’observer un groupe de copines au restaurant pour s’en rendre compte. Il y a celle qui ne commande jamais de pâtes. L’autre qui calcule au millilitre près la quantité de vin qu’elle consomme. La troisième qui ne prend pas de dessert, y compris le jour de son anniversaire. Et la quatrième qui se gave et qui boit, mais qui le regrette le lendemain. Pourtant, si quelqu’un leur pose la question, toutes répondent qu’elles ne sont pas au régime : elles « surveillent » seulement ce qu’elles mangent.

De quoi alimenter… ses obsessions
Avec tous les régimes abracadabrants qui voient le jour, pas étonnant que nous soyons obsédées par la nourriture. En voici un nouveau dont parlait récemment un magazine américain : en diminuant notre apport calorique de 30 %, nous pourrions, semble-t-il, vivre plus longtemps. De nombreux chercheurs croient à cette théorie, qui a été testée sur des poissons, des mouches à fruits et des rongeurs. Fonctionne-t-elle sur les humains ? Cela reste à voir.

Il n’en fallait pas plus toutefois pour qu’un gourou des régimes lance son Alternate Day Diet (le régime un jour sur deux). Comme son nom l’indique, on se prive… un jour sur deux seulement, et on peut s’empiffrer le lendemain en toute impunité. Selon son auteur, cette façon de manger procurerait les mêmes avantages que la restriction calorique à temps plein : non seulement ferait-elle vivre ses adeptes plus longtemps, mais elle les rendrait aussi plus minces !

Gageons que la plupart des femmes qui liront cet article retiendront le deuxième volet de ce séduisant énoncé. Ce qui est certain, selon les nutritionnistes du portail d’information Extenso, c’est que de tels régimes, qu’ils prolongent la vie ou non, peuvent provoquer des dépressions, des sautes d’humeur et le développement d’obsessions face à la nourriture.

Selon un sondage Ipsos-Reid mené en 2007, 73 % des Québécoises souhaitent maigrir, 62 % disent sentir une pression sociale pour devenir minces ou perdre du poids et 21 % considèrent que la gestion du poids domine leur vie. Tant de femmes s’imposent cette forme de contrôle que les publicitaires en viennent à jouer sur cette corde sensible pour justement leur vendre des aliments qui font grossir : chips, chocolat, bonbons. Dans une pub diffusée à la télé au printemps dernier, on voit une jeune femme qui voudrait bien grignoter quelque chose. Mais ce jour-là, se dit-elle intérieurement, elle a raté sa séance d’entraînement. Par contre, elle a promené son chien et gravi deux escaliers. Conclusion : elle a le droit de plonger la main dans son sac de croustilles…

Les spécialistes décrivent la restriction cognitive comme « l’ensemble des comportements alimentaires, des croyances et des interprétations concernant la nourriture et la façon de se nourrir dans l’intention de maîtriser son poids ».

Traduction : au lieu d’écouter les signaux de faim ou de satiété qu’envoie son corps, on tente constamment de limiter la quantité de nourriture et le type d’aliments qu’on consomme. On obéit aussi à toutes sortes de diktats nutritionnels qui sont souvent issus de la culture populaire mais qui n’ont rien de véridique pour autant. Un exemple ? Ne pas manger avant le coucher parce que cela fait grossir. Et on boycotte certains aliments, comme le pain et les pâtes. Or, les signaux de faim et de satiété sont essentiels dans la régulation du poids corporel ; ils nous permettent d’adapter nos apports alimentaires à nos besoins réels.

« Quand le corps nous signale qu’il a faim, c’est parce qu’il a réellement besoin de carburant, explique la nutritionniste et psychothérapeute Josée Guérin. Certaines envies pourraient aussi répondre à des besoins physiologiques. Si on a un goût de pain, il est possible que ce soit parce que le corps réclame des éléments nutritifs qu’il contient. » Selon les spécialistes, à la longue, la restriction calorique entraîne un dérèglement de ces mécanismes naturels de contrôle du poids.

Même si la restriction cognitive touche la plupart des femmes, toutes ne sont pas atteintes avec la même intensité. Pour en savoir plus, la chercheuse Susan Barr a interrogé 761 étudiantes de niveau universitaire sur leurs habitudes alimentaires. Elle leur a posé différentes questions : « Mangez-vous moins que vous en avez envie ? Restreignez-vous la quantité de nourriture que vous absorbez ? Restez-vous sur votre faim aux repas ? La culpabilité vous aide-t-elle à contrôler la quantité de nourriture que vous absorbez ? » Celles qui ont répondu « modérément » ou « toujours » présentaient un degré élevé de restriction cognitive. Et c’était le cas pour 25 % des étudiantes interrogées.

Est-ce le fait de se surveiller continuellement ? Ou de se priver d’aliments qui font plaisir ? Quoi qu’il en soit, plusieurs études démontrent que les femmes dont le niveau de restriction cognitive est important vivent plus de stress que les autres. Leur taux de cortisol sanguin – une hormone relâchée dans l’organisme en situation de stress – est constamment élevé, même s’il demeure dans les limites de la normale.

Un tel taux de cortisol aurait des conséquences sur la santé. Par exemple, la densité osseuse de ces femmes est plus faible car, à la longue, trop de cortisol se révèle mauvais pour les os. « De plus, leur cycle menstruel est moins régulier que celui des autres et elles ont plus de difficulté à tomber enceintes », note Susan Barr.

La privation que s’imposent les femmes ne fait pas qu’augmenter leur taux de cortisol. Elle pourrait aussi les empêcher d’obtenir un apport suffisant en vitamines et en minéraux. Il faut savoir que les filles d’aujourd’hui mangent moins que leurs mères, qui, déjà, mangeaient moins que leurs propres mères. « Les études confirment que bien des femmes manquent de certains éléments nutritifs, ajoute la diététiste Louise Lambert-Lagacé. Une femme sur 6 n’a plus de réserve de fer, 1 sur 20 est carrément anémique. Beaucoup ne consomment pas assez de protéines au repas du matin et du midi, pas assez de magnésium, de vitamine B6 et de vitamine D. »

Un dernier point, en apparence sans rapport avec le reste, mais qui fait réfléchir : celles qui se privent ont une moins bonne estime d’elles-mêmes que celles qui ne se privent pas. « D’ailleurs, ceci explique peut-être cela, ajoute la chercheuse Susan Barr. Leur manque d’estime de soi les rend plus sensibles aux messages de minceur dont on bombarde les femmes. »

La restriction cognitive grave est-elle un trouble alimentaire ? « De plus en plus, les spécialistes voient les troubles alimentaires comme un continuum », dit Josée Guérin, qui a fondé à Rosemère la Clinique psychoalimentaire pour venir en aide aux femmes dont la relation avec la nourriture est problématique. « Mais entre la personne qui adopte une attitude rigide face à l’alimentation – comme la restriction cognitive – et celle qui souffre d’anorexie, il y a quand même toute une marge. » Pour définir l’anorexie, l’Association américaine de psychiatrie utilise les critères suivants : refus de peser plus de 85 % de son poids normal ; perte de plus de 15 % de son poids ; peur intense de prendre du poids ; perception altérée de son poids ; et arrêt des menstruations pendant au moins trois cycles consécutifs. « Les femmes qui pratiquent la restriction cognitive ne sont pas anorexiques, puisqu’elles mangent », note Susan Barr. Même si certaines font preuve de beaucoup de créativité pour éviter de manger des aliments « défendus » – elles s’inventent une allergie au gluten (pour se sauver de manger du gâteau), une intolérance au lactose (pour échapper au fromage) ou des dérangements d’estomac (pour ne pas finir leur assiette) –, leurs comportements sont très différents de ceux des anorexiques, qui vont carrément fuir les repas en famille ou entre amis ainsi que toutes les occasions où elles pourraient être « obligées » de manger.

Les femmes qui se privent peuvent-elles devenir anorexiques ? « Certains facteurs, comme un tempérament obsessif, une histoire d’agression ou de surprotection, peuvent faire en sorte que la restriction cognitive dégénère en un trouble plus grave, selon Josée Guérin. « Une femme qui n’a jamais été satisfaite de son poids, dit-elle, et qui maigrit parce qu’elle est en dépression ou vit une rupture peut tout à coup décider de mettre en place toutes sortes de mécanismes de contrôle pour maintenir cette maigreur dont elle a toujours rêvé et qu’elle a fini par atteindre. Son comportement pourrait tendre de plus en plus vers l’anorexie. Et contrairement à ce que l’on croit, cela peut arriver autant à des adultes qu’à des adolescentes. »

Cela dit, ne dramatisons pas : la plupart de celles qui sont touchées par la restriction cognitive ne se retrouveront pas dans des situations extrêmes. D’ailleurs, les causes de l’anorexie ne sont pas toutes bien comprises. Bien des chercheurs croient que des facteurs génétiques y contribuent en plus des facteurs psychosociaux.

Par contre, on peut affirmer sans se tromper que celles qui surveillent de façon maniaque leur alimentation passent à côté d’un des bonheurs de l’existence. « Lorsqu’on leur demande si elles ont apprécié leur repas, les femmes que j’ai interrogées ne savent pas quoi répondre, témoigne la chercheuse Susan Barr. Elles n’éprouvent pas de plaisir à manger. Et elles comptent les calories, même s’il s’agit d’aliments bons pour la santé. »

« Et alors ? » soupire une de mes copines qui se restreint cognitivement depuis des années. « Je préfère être stressée parce que je ne prends pas de dessert que d’être déprimée parce que je n’entre plus dans ma robe préférée. »

« La question n’est pas de savoir si on va entrer dans sa robe de soirée ou non, mais plutôt de choisir de bons aliments qui vont nous permettre d’avoir de l’énergie et d’être en forme », rétorque Louise Lambert-Lagacé. Plus facile à dire qu’à faire… me dis-je, tout en observant dans le miroir la petite bedaine qui déborde de mon jean.
Mais un argument massue pourrait convaincre les plus récalcitrantes : les femmes qui exercent un contrôle serré de leur alimentation ne sont pas nécessairement plus minces que les autres. « C’est ce que j’ai constaté dans le cadre de ma recherche, dit Susan Barr. Et pourtant, les étudiantes qui se privent constamment consomment des aliments allégés, des boissons gazeuses “diète” et des vinaigrettes faibles en gras. Alors que celles qui ne s’imposent pas de privations se tournent moins vers les boissons gazeuses, mais, lorsqu’elles en boivent, elles optent plutôt pour la version originale. »

Une recherche menée à l’Université Tufts, à Boston, a montré que les femmes qui comptent les calories ou qui ne choisissent que des aliments allégés risquent davantage de prendre du poids que celles qui s’alimentent normalement. « En effet, des recherches indiquent que les faux sucres et les faux gras de certains aliments minceur trompent nos signaux de satiété et nous portent à en ingurgiter plus », explique Louise Lambert-Lagacé.

Les femmes abonnées aux privations ne seraient pas plus minces que les autres pour une autre raison… C’est que se priver constamment ouvre la porte aux fringales. Or, le corps est conçu pour lutter contre la faim. Il arrive donc ce qui doit arriver : tôt ou tard, on dévalise le plateau de sandwichs dans une réception ou l’on tombe dans le plat de biscuits. Les rages de sucre ou de sel font reprendre le poids perdu – c’est bien connu, on a rarement des rages de céleri !

Alors, comment sortir du cercle vicieux de la privation et de l’orgie ? Les spécialistes n’ont pas de solution miracle. « Il faut réapprendre à écouter les signaux de faim et de satiété, conclut la nutritionniste et psychothérapeute Josée Guérin. Et il faut aussi apprendre à aimer son corps tel qu’il est… » À ce propos, les chiffres suivants, relevés sur le site de l’Association québécoise d’aide aux personnes souffrant d’anorexie nerveuse et de boulimie (ANEB), laissent songeuse : plus de la moitié des femmes entre 18 et 25 ans préféreraient se faire renverser par une voiture plutôt que de présenter un surplus de poids, tandis que les deux tiers aimeraient mieux être stupides ou méchantes…


 

Pour en savoir plus : psychoalimentaire.com, louiselambert-lagace.ca, extenso.org, equilibre.ca (Groupe d’action sur le poids), cihr-irsc.gc.ca.

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