Psychologie

Le cerveau du lecteur

Que se passe-t-il dans le cerveau d’un lecteur ? Comment de simples petits caractères noirs arrivent-ils à nous transporter ailleurs ?

Par une froide soirée d’hiver, vous êtes blottie dans votre fauteuil préféré, un bon roman sur les genoux. Les heures s’écoulent ; un extraterrestre ou un homme de Neandertal égarés dans notre espace-temps seraient sans doute étonnés de vous voir aussi longtemps immobile, en train de parcourir des yeux des pages et des pages couvertes de petits caractères noirs. Pourtant, si votre corps est toujours là, votre esprit a quitté la pièce. Vous n’êtes plus Lucie Labelle de Longueuil, mariée et mère de deux enfants, mais Kit Moresly, l’héroïne du roman Un thé au Sahara, emportée dans le désert par une caravane de nomades…

C’est ce qu’on appelle la magie de la lecture.

Que se passe-t-il au juste dans le cerveau quand on lit ? De quelle façon les mots se transforment-ils en images ? Et comment arrivent-ils à nous faire oublier qui et où nous sommes ?

À première vue, lire semble si simple. Il suffit de poser le regard sur un mot pour le déchiffrer et en comprendre le sens. Pourtant, chaque fois, nos yeux et notre cerveau accomplissent un tour de force, explique le neuropsychologue Stanislas Dehaene dans son livre Les neurones de la lecture. Quasi instantanément, nous sommes capables d’identifier n’importe quelle lettre de l’alphabet, quels que soient le style et la taille des caractères. Nous savons, par exemple, que le « A » et le « a » représentent une seule et même lettre. Nous pouvons aussi distinguer le « ç » du « e » malgré des différences infimes. Les mots que nous lisons sont comparés à ceux de notre gigantesque « dictionnaire cérébral » : reconnaître un mot nous prend ainsi quelque 100 millisecondes. Un lecteur aguerri en décode entre 400 et 500 à la minute.

Que se produit-il dans le cerveau lorsque nous sommes plongées dans un bouquin ? Pour le savoir, des chercheurs ont utilisé des techniques d’imagerie comme la résonance magnétique. Ils ont constaté que la lecture active l’hémisphère gauche, plus précisément une région du cerveau située en haut de l’oreille, qui se nomme la zone occipito-temporale. D’ailleurs, des neurologues de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), en France, ont observé que les gens qui perdaient l’usage de cette partie du cerveau – à la suite d’un AVC, par exemple – n’étaient plus en mesure de décrypter les lettres, mais conservaient leur capacité de comprendre le langage parlé. Une portion de notre matière grise est donc bel et bien consacrée à la lecture.

Et la façon dont le cortex décode les mots est surprenante. Pour les reconstituer, le lobe temporal gauche doit d’abord convertir les lettres écrites en sons. Même si nous ne remuons pas les lèvres en lisant, les zones du cerveau liées au langage sont activées comme si nous écoutions une conversation.

Mais il y a plus. Lire est loin d’être un exercice passif. Quand nous parcourons des pages des yeux, notre cerveau simule ce qui est raconté dans le livre. Des chercheurs du Dynamic Cognition Laboratory de l’Université de Washington ont observé que, en cours de lecture, les zones du cortex sollicitées dans l’exécution des mouvements s’animent comme si on était réellement en train de bouger. Lorsqu’on lit : il donne un coup de pied sur le ballon, la région associée au mouvement des jambes se met en branle. Si on lit : elle saisit une canette de boisson gazeuse, c’est la partie responsable du mouvement des bras qui s’éveille. D’autres régions du cerveau sont aussi stimulées, comme celles liées aux sensations : elles miment ce que vous ressentiriez dans le pied… ou dans la main en tenant la canette.

Il y a trois ans, des chercheurs de l’Université Jaume, en Espagne, ont même découvert que des mots comme gingembre, cannelle ou jasmin stimulent les régions du cerveau liées à l’odorat. L’impression de vivre les péripéties d’un roman n’est donc pas exagérée. On expérimente vraiment ce qu’on lit !

En fait, la lecture représenterait peut-être la plus formidable expérience de réalité virtuelle, selon le professeur de psychologie Jeffrey Zacks, du Dynamic Cognition Laboratory. De simples petits caractères noirs sur du papier blanc ont plus de pouvoir que des lunettes 3D ou des ordinateurs complexes ! Nos images mentales sont si fortes, dit le spécialiste, que nous sommes parfois déçues quand notre roman préféré est porté à l’écran : comparées à notre cinémascope intérieur, les images du film nous semblent souvent bien pâles…

Les romans représentent donc un merveilleux moyen d’évasion. Et comme le cerveau simule tout ce qu’il lit, des scientifiques pensent également que Le journal de Bridget Jones ou les polars de Fred Vargas nous aident à affronter la réalité. Vivre ces histoires de façon virtuelle nous permettrait en quelque sorte d’apprivoiser certains jalons de l’existence. « Un peu comme les athlètes qui répètent mentalement les étapes d’une performance sportive pour s’y préparer », conclut le chercheur Jeffrey Zacks.

En attendant, je me replonge dans The Moving Finger, une nouvelle terrifiante de Stephen King. Chaque fois que le héros veut se brosser les dents, un doigt surgit en se tortillant du fond du lavabo. Est-il devenu fou ? Et à quel genre d’événement existentiel ce récit angoissant peut-il me préparer ?

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