Société

Albanie : elles sont devenues des hommes

Toute leur vie, elles l’ont menée comme des hommes dans l’une des sociétés les plus patriarcales du monde, en vertu d’une tradition vieille de plusieurs siècles, et qui s’éteint. Châtelaine a rencontré les dernières « vierges jurées ».


 

Qamile Stema, 90 ans


 

Lume Braha, 38 ans

Elles n’ont jamais changé de sexe et ne sont pas lesbiennes. Mais toute leur vie, elles l’ont menée comme des hommes dans l’une des sociétés les plus patriarcales du monde, en vertu d’une tradition vieille de plusieurs siècles, et qui s’éteint. Châtelaine a rencontré les dernières « vierges jurées ».

Corps voûté, cheveux courts, chemise à carreaux et pantalon à pinces, Hakije Shehi fume cigarette sur cigarette, assis dans un jardin où les herbes folles lui grattent les genoux. Regardez-le bien. Cet homme est une femme.

En fait, Hakije est née fille à Tpla, hameau perdu sur les hauts plateaux de Bajram Curri, dans le nord-est de l’Albanie. Mais elle a toujours vécu comme un homme. Personne ici ne s’en étonne. Dans ce coin de bout du monde, on est habitué à ces êtres curieux qui, en vertu d’une vieille tradition, ont « socialement » changé de sexe.

Mais les choses bougent et les traditions meurent. Et il resterait moins d’une vingtaine de vierges jurées dans tout le pays.

Qamile Stema, 90 ans, est peut-être la plus âgée d’entre elles. Quand on la voit près de l’âtre de son salon carré en béton fissuré simplement meublé d’un canapé hors d’usage, rien ne la distingue des hommes du village. Ni l’accoutrement, ni les doigts noueux, ni les traits rugueux, signes d’une vie passée au grand air.

Quand son père est mort, Qamile avait deux ans. Sa mère s’est retrouvée sans homme à la maison et sans moyen de faire vivre ses neuf filles. « Elle a désiré me marier très tôt pour que je quitte le foyer, raconte-t-elle. Mais je n’ai pas voulu. J’ai décidé de devenir le chef de famille. »

Du jour au lendemain, l’enfant a retiré sa jupe et enfilé le tirce, pantalon traditionnel, et le qeleshe, petit chapeau de feutre beige qui ne l’a plus quittée. En cet été 1930, Qamile est devenue une burrneshë (littéralement, « homme » avec un suffixe féminin).

À l’époque, cette pratique était encore régie par le Kanun, droit coutumier en vigueur du XVe au milieu du XXe siècle. « Devenir vierge jurée n’était pas un choix, dit l’ethnologue albanais Mark Tirta. Seuls deux motifs étaient valables : l’annulation d’un mariage ou l’absence de chef de famille. » Dans le premier cas, la jeune fille qui rompait ses fiançailles ne pouvait éviter la vendetta – qu’avait le droit de déclencher l’homme rejeté – qu’en jurant de rester vierge toute sa vie. La burrneshë était vénérée par tous, et son vœu, éminemment respecté. Les vieux se portaient garants de sa bessa, sa parole d’honneur. Dans le deuxième cas, le père disparaissait et ne laissait derrière lui aucun héritier. À qui pouvaient revenir les terres ? Certes pas à une fille ; à moins qu’elle ne devienne un homme. C’est ce qui est arrivéà Qamile. Comme une femme non mariée n’avait pas d’existence sociale, elle devenait socialement homme. Tout simplement. La vierge jurée coupait ses cheveux ; elle pouvait ensuite boire, fumer, porter une montre, sortir seule et même tuer.


 

Diana Rakipi, 56 ans


 

Shkurtan Hasanpapaj, 76 ans

Des hommes (presque) comme les autres

Dans une brasserie de Bajram Curri, Shkurtan Hasanpapaj, 76 ans, raconte son enfance au masculin. Elle se souvient qu’elle est devenue burrneshë pour pouvoir s’occuper du bétail et jouer de la flûte. Elle martèle qu’aucune situation ne l’a obligée à devenir un homme. « Quand j’étais petite, je ne voulais être soumise à personne. Voilà tout. » Pour cette dernière génération de vierges jurées, ce choix était synonyme de liberté. Le Kanun n’a plus grand-chose à voir là-dedans.

Mais comment ne pas y voir la trace d’un patriarcat ? Les rôles sociaux de l’homme et de la femme restaient si distincts qu’il fallait que cette dernière se travestisse et renonce à la maternité pour acquérir les droits masculins. Cela pouvait aller jusqu’à créer des situations impossibles. « Quand on partait en expédition, je ne savais pas où dormir », se souvient Shkurtan, brigadière de la coopérative du village sous l’ère communiste (1946-1991). Avec les hommes ? « C’était contraire à mes valeurs. Mais les femmes ne voulaient pas de moi, car je leur faisais peur… Alors, je restais dehors et, quand la nuit venait, je me glissais discrètement dans le lit de l’une d’elles. » Shkurtan a pris sa retraite à 55 ans, au lieu de 60. « J’ai profité du seul avantage qu’avaient les femmes ! » rigole-t-elle.

Sacrifice, honneur et loyauté

Difficile de connaître le nombre exact de vierges jurées encore vivantes en Albanie. En 2000, lorsque l’anthropologue Antonia Young a publié Women who Become Men, elles étaient encore plus d’une centaine. Pour Mark Tirta, les « vraies » burrneshë ont disparu dans les années 1960. Shkurtan et les autres ne représentent que l’évolution d’une tradition séculaire, son adaptation à la modernité, son ultime transformation avant son extinction. « Je ne m’explique pas pourquoi des femmes ont continué à se déclarer hommes. Avec le communisme, elles pouvaient sortir librement, voter, être élues… D’après moi, c’est uniquement parce qu’elles souhaitaient rester intouchées et qu’elles ne voulaient pas se marier. Mais il ne faut pas confondre “vierge” et “vierge jurée” », dit-il.

L’une d’elles, justement, a adapté la tradition à ses besoins. Dans le village de Shkinak, qui surplombe des terres baignées d’une lumière crue, Sultana Bici, 60 ans, a renoncé au mariage pour rester auprès de son frère handicapé. Pour signifier son vœu auprès de ceux qui tenteraient tout de même de la séduire, elle s’est vêtue de noir des pieds à la tête. Mais elle a décidé de garder ses jupes et ses cheveux longs. « Je ne voulais pas me déguiser et faire le clown dans le village. Les hommes me prenaient pour leurs travaux masculins et c’était suffisant. Car, enfin, on ne change pas de sexe en mettant un pantalon ! »


 

Sultana Bici, 60 ans


 

Hakije Shehi, 70 ans

« Maintenant, il y a l’amour… »

L’égalité des sexes imposée par le communisme a révolutionné les relations hommes-femmes. L’État a signé la fin du patriarcat. Les choses ont changé et, selon Shkurtan, cela ne tient qu’en un mot : « Maintenant, il y a l’amour, affirme-t-elle avec un clin d’œil. À mon époque, ça n’existait pas. C’est pour cette raison que ma décision a été facile à prendre. Aujourd’hui, une fille serait bête d’y renoncer. Les vierges jurées vont disparaître et c’est normal. »

Alors que le rouge lui monte aux joues, elle glisse : « Il existe plusieurs formes d’amour : des moutons, du travail, de la vie, du moment… Je les ai toutes connues, sauf l’amour d’un homme et le sexe. » À Durrës, Diana Rakipi, burrneshë de 56 ans, confirme : « Si vous pensez que notre choix a quelque chose à voir avec la sexualité ou avec l’homosexualité, vous vous trompez. » Car si l’homosexualité masculine est encore taboue en Albanie, le lesbianisme, lui, est parfaitement inconcevable.

D’ailleurs, Lume Braha ne prononcera jamais les mots homosexuelle ou lesbienne. Elle se sent juste « différente ». À 38 ans, elle a vécu la même histoire que les autres vierges jurées rencontrées : un jour, un jeune homme est venu la demander en mariage, mais elle a refusé. « Ni maintenant ni jamais ! » a-t-elle hurlé. Son père a accepté son choix et fait promettre aux villageois de ne plus l’embêter. Depuis, cette femme aux cheveux courts vit comme un homme. Elle travaille pour s’occuper de sa mère, ne quitte plus sa veste de treillis et descend régulièrement à Bajram Curri pour boire une bière avec ses copains. Sa décision n’est plus si ferme, toutefois. « En fait, je peux me marier demain si je veux. Mais avec une fille. » Elle réfléchit, puis lance avec un air de défi : « Je sais qu’à l’étranger c’est possible ! »

En ville, tout le monde la connaît. Les autres jeunes ne savent trop quoi penser. On dit avec détachement qu’elle fait bien ce qu’elle veut. Qu’elle n’est pas vraiment une burrneshë, car il lui manque « l’honneur ». Mais la maman de Lume est fière de sa fille. « Elle a fait bouger les choses au village. Plus les gens sauront qu’ils peuvent faire ce qu’ils désirent – se marier, sortir seuls, rester enfermés ou pas –, mieux ce sera. »

Une chose est sûre : la condition des Albanaises a bien évolué. À Tirana comme dans les villages reculés du nord du pays, plus aucune enfant ne souhaite se sacrifier au nom du patriarcat ou ne pense qu’il faut se déguiser en homme pour acquérir les mêmes droits qu’eux.

Les vierges jurées vont s’éteindre, emportant dans leur tombe une vie faite de privations, d’honneur et de liberté. « Je jure sur le soleil que je n’ai pas de regrets, murmure Qamile. Pourquoi ça me rendrait triste qu’elles disparaissent ? Ce n’est pas un phénomène, c’est ma vie. »

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