Débat

Le féminisme, qu’ossa donne?

Châtelaine a réuni quatre féministes d’âges et de milieux différents pour une conversation informelle sur la question, animée par Marie-Louise Arsenault.

Plus besoin de ça, croient des centaines de jeunes femmes. Des stars comme la chanteuse Beyoncé ou l’actrice Emma Watson affirment fièrement le leur. Où en est le féminisme aujourd’hui ? Châtelaine a réuni quatre féministes d’âges et de milieux différents pour une conversation informelle animée par Marie-Louise Arsenault. Voici un résumé de leurs propos. Et, par ici, pour la discussion en vidéo. 

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De gauche à droite : Martine Delvaux, Noémi Mercier, Marie-Louise Arsenault, Monique Simard et Aurélie Lanctôt.

Marie-Louise Arsenault. Le féminisme est-il encore pertinent en 2015 ?

Noémi Mercier. Si un Martien débarquait sur la Terre, il n’aurait d’autre choix que de conclure que les femmes sont encore des citoyennes de seconde zone.

Aurélie Lanctôt. Chez nous, l’égalité de droit existe depuis relativement longtemps, mais l’oppression persiste. On n’a qu’à penser aux causes touchant les femmes des communautés culturelles ou en lien avec le travail du sexe, ou encore aux iniquités salariales.

M.-L.A. Les femmes gagnent en moyenne 10 000 $ de moins par année que les hommes ! 

Monique Simard. L’égalité de droit ne garantit pas l’égalité de fait, on en a la preuve.  

N.M. La discrimination est passée dans les couches souterraines. Tout est devenu insidieux, donc plus difficile à déceler et à combattre. De très nombreuses études le montrent : si vous donnez deux CV identiques (un avec un nom d’un homme et l’autre avec un nom de femme) à des recruteurs, ces derniers seront moins enclins à engager la femme. Ce n’est pas malveillant, c’est intégré. On grandit tous dans cette culture sexiste…

M.S. La regrettée Hélène Pedneault [écrivaine féministe québécoise décédée en 2008] m’a dit un jour : « Le patriarcat, c’est comme l’herbe à poux. Si tu n’arraches pas toutes les racines, ça va revenir. » On l’a taillé un peu partout. Il est moins évident, mais ses racines sont encore là.

Martine Delvaux. Le féminisme aujourd’hui, ce n’est pas seulement d’avoir le regard critique capable de détecter ce mécanisme [le patriarcat]. Il y a une part d’éducation à faire. Parce que les femmes l’intègrent et qu’on le transmet facilement, il faut que ce système cesse.

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Le retour du féminisme

M.-L.A. Bizarrement, le féminisme est à la mode depuis quelques semaines…

N.M. Le mot semaines est crucial !

M.-L.A. En août dernier, aux MTV Video Music Awards, la chanteuse Beyoncé a fait son numéro devant le mot FEMINIST projeté sur écran géant. Elle s’était inspirée de l’écrivaine -nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, qui a dit récemment : « We should all be feminists. » On devrait tous être féministes.

M.D. Depuis deux ou trois ans, il y a eu des mouvements de femmes ici, en Europe, au Moyen-Orient, en Asie, en Inde. Une telle résurgence dans le monde de la pop est peut-être issue de ce mouvement global.

M.-L.A. Beyoncé se dit féministe, mais elle fait des danses au poteau…

N.M. Beyoncé renverse un peu les codes de la femme-objet. Elle est en contrôle de sa sexualité. Mais pourquoi faut-il que son pouvoir, elle l’affiche toujours à travers sa sexualité ?

M.S. Parce qu’on est dans un contexte de mercantilisation de la sexualité. 

M.-L.A. Si j’avais une fille, je serais inquiète parce que j’ai l’impression que, sur ce plan, il y a eu un vrai recul.

M.D. Moi, je n’aime pas trop le discours de l’extrême inquiétude. Il faut être capable de repérer ces choses, de les critiquer, mais je n’ai pas peur de ça ! C’est à nous d’être conscientes de ce que nous consommons.

A.L. Je pense que ça va au-delà de ça. Si on veut être capables de changer cette structure qui dicte aux femmes d’être de plus en plus ouvertes et sexuées, il faut que la critique soit plus large. 

N.M. Une étude a mesuré le degré d’hypersexualisation des couvertures de magazines comme Rolling Stone. La majorité des images féminines qu’on y voit sont des femmes à moitié nues qui simulent des actes sexuels. Ce n’était pas le cas il y a 40 ans… On parle ici d’artistes, d’actrices, de chanteuses qui ne sont pas représentées pour leurs compétences, mais comme des objets. 

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Les Québécoises et le 6 décembre 1989

(à lire également, notre dossier «Le 6 décembre n’a pas tué nos rêves»)

M.-L.A. Il y a 25 ans que Marc Lépine a assassiné 14 femmes à l’École Polytechnique de Montréal. On a trouvé par la suite une lettre contenant le nom des femmes qu’il souhaitait tuer… Vous en faisiez partie, Monique Simard.

M.S. Oui. Le massacre de Polytechnique. Il faut nommer les choses. Le massacre de Polytechnique nous a marqués. Il y a eu par la suite un mouvement pour se décoller du féminisme.

A.L. Même dans les commémorations, il y a encore une réticence à nommer ce crime pour ce qu’il est, un crime politique. On l’a présenté comme l’acte isolé d’un homme souffrant de maladie mentale, alors que c’était un crime misogyne

N.M. Mais je pense que c’est les deux… c’est l’acte d’un fou ET d’un misogyne.

M.S. Imaginez si les 14 victimes avaient été des Noirs. Ou des Juifs. Ça aurait tout de suite passé pour un crime politique. J’étais aux funérailles d’État, j’étais bouleversée. On l’était tous… Mais j’étais enragée de voir que, dans toutes les allocutions, on ne nommait pas la chose.

M.-L.A. Ça prend quand même un certain courage pour s’afficher comme féministe. Avec un discours aussi doux, Emma Watson, par exemple, a quand même été victime de représailles sur Internet. C’est le cas de beaucoup de femmes qui se déclarent féministes.

A.L. Ce n’est pas vrai que le féminisme va se faire en demandant la permission et en étant polies. Mais on a peur d’avoir l’air hystériques quand on se fâche sur des questions d’inégalités. Mais, maudit, oui, on va se fâcher ! Les femmes qui dénoncent des inégalités systémiques sont « frustrées », alors que les hommes qui agissent de même, eux, « font de la politique ».

N.M. L’expression féministe enragée, moi, je la revendique ! Si tu regardes les injustices en face et que tu n’es pas enragée, il y a quelque chose qui ne marche pas.

 

Et ailleurs?

M.-L.A. Songeons à l’Afrique, où le viol collectif, systématique, des femmes est utilisé dans certaines guerres civiles, à l’excision…

A.L. Aux États-Unis, une femme sur cinq va subir une agression sexuelle au cours de son parcours universitaire.

M.S. Pensons à la violence exercée dans certains coins du monde pour empêcher les filles d’aller à l’école. Alors qu’une femme instruite peut changer toute une communauté. On comprend pourquoi on veut empêcher les filles d’aller à l’école. Pour les maintenir dans l’ignorance. Dans leurs prisons.

M.D. Pour qu’elles ne soient pas des citoyennes, qu’elles ne votent pas…

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Qui sont les «vraies femmes»

M.-L.A.Une journaliste écrivait récemment : « Il est temps que le féminisme soit incarné par des vraies femmes. »

M.S. C’est quoi ça, des « vraies femmes » ?

M.-L.A. Des femmes de la classe moyenne qui ne sont pas dans les universités, qui ne font pas un million par année pour venir ensuite nous dire de prendre notre place, comme Sheryl Sandberg, la patronne de Facebook, avec son livre En avant toutes.

N.M.« Assoyez-vous à la table, ayez confiance en vous, négociez votre salaire. » C’est offrir des solutions individuelles au -problème systémique des inégalités. Ça vide le féminisme de son côté politique. Mais, de nos jours, parler de système est radical en soi.

M.S. Je crois que c’est un ensemble de choses qui va nous faire progresser.  Ce sont les manifestations de tous les jours, dans notre milieu privé ou public, professionnel. Il faut aussi avoir des caisses de résonance chez ceux qui détiennent le pouvoir. C’est comme ça qu’un mouvement se crée, qu’une société arrive à changer. On doit absolument se servir de ce concert de voix et d’influences.

M.D. On a peur du conflit. Et pourtant… Non, on n’a pas été d’accord tout le temps. Mais c’est important de se parler et de faire la caisse de résonance. Ça fait écho, ça rebondit et on se renvoie les idées. Je peux défendre Sheryl Sandberg ; elle a raison, les femmes doivent aussi forcer les patrons à prendre en considération la conciliation travail-famille. Il faut arriver à analyser chaque événement, chaque prise de parole de femme, à voir ce que l’on peut en tirer, et ne pas avoir peur de se confronter quand on est en désaccord. Pour avancer, justement.

M.-L.A. Oui. Il faut parler en tout cas. Certainement, se réunir et en parler.

M.S. Et quand une mesure ou une décision va affecter davantage les femmes, et souvent, les enfants, il ne faut surtout pas avoir peur de le dire.

M.-L.A. Il ne faut pas se taire.

***

Notre animatrice

Marie-Louise Arsenault
Plus on est de fous, plus on lit, ICI Radio-Canada Première

Nos invitées

Martine Delvaux
romancière et essayiste, professeure de littérature féministe, UQAM 

Noémi Mercier
journaliste à L’actualité, chronique « Des gars, des filles »

Monique Simard
présidente de la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC)

Aurélie Lanctôt
étudiante en droit, Université McGill, blogueuse

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