Entrevues

Annie Cloutier, rebelle au foyer

Son combat féministe : rester à la maison pour élever ses petits.

Cultivée, polyglotte, éloquente, Annie Cloutier aurait pu mener une carrière féconde. Rédactrice en chef du Devoir, par exemple, rêvasse-t-elle parfois. Mais, tout bien pesé, c’est à la maison qu’elle vit l’aventure la plus « exaltante », dit cette doctorante en sociologie de 40 ans, maman de trois beaux blonds âgés de 11 à 18 ans, auteure du récent essai Aimer, materner, jubiler – L’impensé féministe au Québec, dont vous pouvez lire ici un extrait. On a pris le thé chez elle, à Québec.

Photo : Charles Briand

Photo : Charles Briand

Vous affirmez que les femmes au foyer sont déconsidérées par la frange  « dominante » du mouvement féministe au Québec, qu’elles passent pour des « fofolles déconnectées ». D’où tirez-vous ce constat ? Est-ce un mépris que vous subissez vous-même ?

Très peu. Enfin, il m’affecte très peu. Il faut dire que mes premières années de mère au foyer, je les ai passées dans une petite ville des Pays-Bas, mon chum étant néerlandais. Là-bas, la maternité à temps plein est simplement au nombre des choix qui se présentent : on n’en fait pas tout un plat. Je vivais donc cela avec sérénité. C’est à mon retour au Québec que j’ai compris l’isolement dont souffrent celles qui font ce choix ici. Pour mon mémoire de maîtrise, j’ai interviewé une dizaine de jeunes mères au foyer scolarisées, issues de la classe moyenne. Elles disaient avoir l’impression d’être jugées improductives, non performantes, et estimaient que le féminisme ne reconnaissait pas leur choix. « On n’a aucune représentation nulle part, aucune voix au chapitre », m’a dit l’une d’elles.

C’est vrai qu’elles s’écartent de ce que dicte le féminisme québécois officiel – je me réfère surtout ici aux positions du Conseil du statut de la femme du Québec (CSF), du moins avant que Julie Miville-Dechêne n’en prenne la présidence, en août 2011. Je le sais pour avoir épluché La Gazette des femmes de 2000 à 2011 : la question de la maternité au foyer n’y est à peu près jamais abordée. On ne sait même pas combien elles sont ; c’est dire comme on s’y intéresse…

L’archétype de la femme libre promu par le féminisme dominant, c’est celui de la travailleuse rémunérée, indépendante financièrement, qui retourne au boulot à temps plein sitôt son congé de maternité terminé. Il faut se conformer à cette idéologie, sous peine de trahir celles qui se sont battues pour nous ! Le CSF a même dénoncé la prestation fédérale de 100 $ par mois pour frais de garde (Prestation universelle pour la garde d’enfants – PUGE), parce qu’elle permet aussi aux parents au foyer d’en profiter. Hors des garderies à 7 $, point de salut. Le mot d’ordre, c’est « concilier ». Sauf que ce moule ne convient pas à toutes. Quand je vois ces femmes épuisées, dépressives, absentes du travail à répétition, rongées par la culpabilité, ça me paraît d’autant plus évident. Je tiens mordicus à nos acquis – les CPE, par exemple –, mais je souhaite qu’il y ait aussi de la place pour d’autres choix.

 

Pourquoi avoir fait ce choix, personnellement ?

Contrairement à bien des mères au foyer, je ne suis pas restée à la maison parce que je pensais que ce serait mieux pour mes enfants. À ce propos, je n’ai pas d’opinion. C’est plutôt que ça me rendait heureuse. J’adore être proche de mes garçons. J’en aurais voulu cinq, mais mon chum a mis un holà. Ce n’était pas toujours facile pour lui d’être seul pourvoyeur, même s’il était d’accord avec notre partenariat. Ça implique des sacrifices matériels. Notre maison est confortable, mais on ne va pas dans le Sud l’hiver, et j’ai souvent les mêmes vêtements sur le dos… Je mène toutefois une vie qui a du sens à mes yeux. J’ai du temps pour m’occuper des autres, j’en ai pour réfléchir, étudier, écrire. Notamment dans le but de changer les représentations qu’on se fait de la maternité au foyer.

À lire : un extrait de l’essai Aimer, materner, jubiler  L’impensé féministe au Québec, d’Annie Cloutier.

Ce choix n’est-il pas risqué sur le plan financier ?

Je répète toujours qu’il ne faut pas être niaiseuse. À la base, le couple doit percevoir cette décision comme une alliance favorisant tout le monde, et sceller celle-ci par un contrat en bonne et due forme. Le rempart le plus sécuritaire reste le mariage, à cause de la loi sur le partage du patrimoine familial. Ça donne droit à la moitié de tous les biens accumulés pendant la vie à deux, y compris les régimes de retraite et les REER du conjoint qui travaille. Sinon, il faut au moins signer un contrat d’union de fait. Dans le mien, j’avais négocié un soutien financier jusqu’à ce que je termine ma maîtrise, advenant une séparation. Discussion douloureuse, mais nécessaire… Si on se quittait, je pourrais aujourd’hui enseigner au cégep. Ce que je fais d’ailleurs de temps à autres, pour bonifier le revenu familial.

Par ailleurs, je connais bien des travailleuses qui se sont beaucoup appauvries après leur séparation parce qu’elles avaient surtout investi leur revenu dans les dépenses courantes de la famille, et non dans des actifs ou des REER. Autrement dit, les iniquités matérielles peuvent aussi exister au sein de couples unissant deux salariés.

 

Reste que vous avez accumulé un retard important sur le marché du travail. Si vous retourniez au boulot demain matin, vous n’accèderiez probablement pas à des postes d’un niveau aussi élevé que si vous aviez travaillé toute votre vie. Avec salaire et conditions à l’avenant…

C’est vrai, et j’assume les conséquences de mes choix. La poursuite des ambitions professionnelles ne correspond pas à ma définition d’une vie bien vécue. Je trouve cela angoissant. Mon chum a une carrière intéressante qui l’a mené partout sur la planète, et pourtant, je dis toujours que c’est moi qui ai la part belle.

Cela dit, il faudrait que les employeurs reconnaissent l’expérience de la maternité à la maison. Des années à gérer le budget, l’horaire, les conflits et les maladies de tout le monde, sept jours sur sept, ça vaut son pesant d’or. Sans compter que beaucoup de mères au foyer scolarisées se font un devoir de rester à jour dans leur domaine pendant leurs années à la maison. Cela m’a frappée lorsque je les ai interviewées pour mon projet de maîtrise.

 

Vous écrivez dans votre essai qu’un « sens profond, souterrain » chuchote aux femmes « qu’une mère – plus qu’un père – a le devoir de se tenir proche de son enfant, et que personne aussi bien qu’elle ne peut accomplir cette fonction ». Croyez-vous que les femmes soient effectivement mieux équipées que les hommes pour s’occuper des enfants ?

Aimer-Materner-JubilerPour moi, il ne fait aucun doute que, aujourd’hui encore, la plupart des femmes sont mieux préparées. Au départ, du moins. À cause de la culture et de l’éducation, de ce qui est transmis de génération en génération depuis toujours dans presque toutes les cultures – je dis « presque » par précaution, mais c’est probablement la totalité. Ça ne signifie pas que les hommes ne peuvent pas apprendre. De plus en plus s’y mettent, d’ailleurs. Les féministes ont beaucoup poussé et poussent encore pour que l’éducation des enfants et les tâches domestiques soient assumées à part égale.

Quant à moi, je n’y tiens pas mordicus. Je suis agacée par le discours égalitariste, qui tend à faire des hommes et des femmes des êtres indifférenciés. Cette altérité a été forgée par des millénaires de culture, en réponse à quelque chose de très profond, de fondamental. J’y vois là un bel héritage : le don de soi, l’entraide, les soins aux plus démunis… J’aime l’idée que cela reste la prérogative des femmes. On peut être différent, mais d’égale dignité.

Attention, je n’insinue pas que la maternité soit un destin biologique, une obligation divine, une vocation plus légitime. Je ne condamne en rien les femmes qui font d’autres choix. Je plaide pour qu’une diversité de modèles coexistent, y compris le couple traditionnel. Pour ma part, il m’a comblée.

À lire : un extrait de l’essai Aimer, materner, jubiler  L’impensé féministe au Québec, d’Annie Cloutier.

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