Entrevues

Ensaf Haidar: «Je veux que Raif revienne»

L’épouse de Raif Badawi, Ensaf Haidar, mène un combat de tous les instants aux côtés d’Amnistie internationale pour faire libérer son mari, condamné à dix ans de prison et 1000 coups de fouet. On l’a rencontrée chez elle, à Sherbrooke.

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Photo: Mylène Tremblay

Ensaf Haidar, 35 ans, est un tout petit bout de femme à la volonté de fer et à l’amour sans faille. Depuis plus de trois ans, son mari, le blogueur saoudien Raif Badawi, croupit derrière les barreaux en Arabie saoudite pour avoir dénoncé publiquement l’emprise des autorités religieuses. En 2014, la justice saoudienne l’a condamné à 10 ans de prison et 1000 coups de fouet répartis sur 20 semaines. Il doit également payer une amende de 1 million de riyals (330 000 $) et est interdit de voyage pendant 10 ans. Réfugiée à Sherbrooke avec ses trois enfants, Ensaf Haidar mène aux côtés d’Amnistie internationale le combat pour le faire libérer. Châtelaine l’a rencontrée chez elle le mardi 9 juin, au lendemain de la confirmation de la peine par la Cour suprême d’Arabie saoudite.

Le 9 janvier, Raif Badawi a reçu 50 coups de fouet – les séances de flagellation suivantes ont été annulées. Comment avez-vous encaissé la reconduite de la sentence ?  
Avec beaucoup d’inquiétude. On craint que les coups ne reprennent vendredi. J’y pense tous les jours. Mais les jeudis sont particulièrement stressants. Je déteste les vendredis.

Dans quel état se trouve Raif en ce moment ?
Sa santé ne va pas bien. La prison est insalubre et il n’a pas suffisamment à manger. Il est démoralisé. Je lui parle deux ou trois fois par semaine, j’essaie de lui redonner espoir. Mais les conversations sont courtes et la ligne coupe à tout moment. J’ai à peine le temps de l’informer sur la mobilisation. Lui veut juste avoir des nouvelles des enfants. Ça passe très vite. Je lui dis toujours : « Tu vas sortir bientôt, tu vas sortir bientôt. » Il me répond : « Ne te fais pas de faux espoirs, il se peut que je reste ici longtemps. » J’insiste : « Ça va bien aller, tu vas voir, reste positif. » Mais les derniers développements nous ont complètement déprimés.

Vous avez quitté l’Arabie saoudite en 2011 et passé deux ans au Liban et en Égypte avant de trouver asile à Sherbrooke à l’automne 2013… Regrettez-vous d’être partie ?
En Arabie saoudite, on était en danger. Raif m’a incitée à aller au Liban avec les enfants. Puis il m’a dit de faire une demande de réfugiée au Commissariat des Nations unies. Je ne voulais pas m’éloigner encore plus de lui. Mais il a insisté pour qu’on soit en sécurité. C’était la meilleure chose à faire. Et puis je ne le verrais pas plus si j’étais restée au Liban… Au début, j’ai trouvé ça difficile ici parce que je ne connaissais personne et que je ne parlais pas français. Mais je me suis rapidement adaptée. Les enfants ont commencé l’école un mois et demi plus tard. Je me suis inscrite à des cours de francisation. Peu à peu, je me suis fait un réseau. Je suis contente parce que je me suis fait une nouvelle famille à Sherbrooke.

Cette deuxième famille se mobilise à vos côtés. Comment ça se passe ?
Depuis le mois de novembre, on tient des vigiles tous les vendredis, à 12h30, devant le Palais de justice de Sherbrooke. Une bonne centaine de personnes y participent en moyenne. Ce vendredi sera le 25e [aujourd’hui, jeudi, une vigile s’est tenue à Québec devant l’Assemblée nationale, et une autre à Montréal devant le complexe Guy-Favreau].

Avant de lancer son blogue Free Saudi Liberals, en 2008, que faisait Raif ?
Il dirigeait sa propre école d’anglais langue seconde. En parallèle, il écrivait dans des journaux pour débattre de sujets de société, comme n’importe quel citoyen. Dès lors, on a commencé à lui mettre des bâtons dans les roues sur le plan administratif. Il avait de moins en moins de clients, ses affaires périclitaient. On lui a retiré son permis de conduire et son permis de travail. Chaque fois que ses papiers arrivaient à échéance, il ne pouvait plus les renouveler. Myriam, notre cadette, est née en 2007. Normalement, à un an, on aurait dû l’enregistrer à l’État civil et l’ajouter à notre « carte de famille ». Mais le gouvernement a refusé. Elle n’aurait même pas pu aller à l’école ! [Raif Badawi a été arrêté le 17 juin 2012 puis reconnu coupable de « violation de la loi sur la cybercriminalité et insulte à l’islam »].

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Photo: Mylène Tremblay

Le recueil des écrits de Raif, déjà publié en France et en Allemagne, paraîtra ici le 16 juin sous le titre 1000 coups de fouet – Parce que j’ai osé parler librement (Éditions Édito). De quoi s’agit-il ?
Le recueil regroupe tous les billets de son blogue et ses contributions dans les journaux. Raif et moi sommes très contents parce que les gens vont enfin pouvoir les lire et juger par eux-mêmes. Il n’y a là aucune insulte à l’islam, aucune critique qui mérite la prison.

Vous revenez d’une tournée de sensibilisation en Europe, à l’invitation d’Amnistie internationale. Comment cela s’est-il passé ?
Très bien. Je suis revenue remplie d’espoir parce que toutes les personnalités politiques rencontrées connaissaient l’histoire. Le monde entier est derrière Raif, c’est sûr qu’il va s’en sortir. Le ramadan commence dans quelques jours. La tradition veut que le roi accorde son pardon en cette occasion. J’étais sûre que Raif serait gracié. Je lui disais : « Tu t’en viens, tu vas voir notre nouvelle maison, tu vas aimer ça. » Ce n’est pas trop tard.

Le monde entier est derrière Raif alors que le Canada se fait très discret dans son appui…
C’est très surprenant parce qu’en Europe, les pays se sont montrés très solidaires de lui. Alors que le Canada aurait dû être le premier à dénoncer, à demander sa libération. Je demande à Monsieur Harper d’agir plus fermement.

Qu’est-ce qui vous donne l’énergie de vous lever le matin et de continuer à vous battre ?
Les gens qui m’aident, les campagnes de soutien, les États qui se mobilisent pour faire libérer Raif, tout ça me donne beaucoup d’espoir, de courage et de force. Si tout le monde dénonce, c’est impossible qu’il reste enfermé. Il n’a commis aucun crime ! Je demande aux gens de continuer jusqu’à ce que nous soyons réunis. Mais depuis dimanche, mon espoir s’amenuise. J’ai fait tout ce que j’ai pu, on a fait campagne à tous les niveaux, qu’est-ce qu’on peut faire de plus ? J’ai l’impression de vivre un cauchemar, comme s’il fallait que je trouve la formule magique. Je ne sais plus quoi faire.

Il semble que le roi Salmane ben Abdelaziz Al Saoud détienne cette formule par le pouvoir de son pardon…
Il n’y a pas que le roi qui puisse lui accorder son pardon. Je pense notamment à Mohammad Bin Salman, le ministre de la Défense et futur prince héritier. Plusieurs personnes haut placées n’ont qu’à signer un bout de papier pour le faire sortir.

Merci à Mireille Elchacar, d’Amnistie internationale, pour avoir servi d’interprète.

Le point de vue d’Amnistie internationale

« C’est la première fois qu’un prisonnier d’opinion fait autant parler. Partout dans le monde, des États ont réclamé la libération de Raif Badawi. Amnistie a fait tout ce qu’elle pouvait en matière de sensibilisation. Maintenant, c’est au Canada d’agir. La motion adoptée à la Chambre des communes le 1er avril est un premier pas. Mais ce n’est pas assez. Le gouvernement doit trouver une entente avec l’Arabie saoudite et lui assurer qu’il est prêt à accueillir Raif Badawi comme citoyen ou réfugié en vertu de la réunification familiale.

Le pays a des responsabilités en matière de droits humains. Il a signé un contrat de 15 milliards de dollars d’armements avec l’Arabie saoudite sans faire les vérifications requises par la loi. Depuis janvier 2015, il y a eu 90 exécutions (plus qu’en 2014). Il règne là un climat de répression qu’il faut dénoncer. On ne préconise pas les sanctions économiques, mais celles politiques et citoyennes. Lorsque les États contreviennent aux droits de la personne, le Conseil des droits de l’Homme a le devoir d’intervenir. » – Mireille Elchacar, agente de développement d’Amnistie en Estrie.

La position du Québec

« Bien sûr, on a été choqués par la décision de la Cour suprême saoudienne de maintenir la condamnation à l’égard de Raif Badawi. C’est un traitement cruel et inhumain qui va à l’encontre des droits humains. Le gouvernement du Québec s’implique depuis le début dans le dossier. Le premier ministre Couillard a rencontré madame Haidar et a communiqué avec l’ambassade d’Arabie saoudite au Canada. La motion de l’Assemblée nationale exigeant la libération de monsieur Badawi a été adoptée à l’unanimité. L’Arabie saoudite y a répondu en disant de nous mêler de nos affaires. Mais on ne peut pas rester silencieux devant une telle atteinte aux libertés fondamentales. Notre rôle est de mettre de la pression sur le gouvernement canadien pour qu’il change de vitesse. Maintenant qu’il n’y a plus de recours juridique, le Canada a le champ libre pour le faire. Le pays doit jouer un rôle de leader auprès de ses alliés. La cause de Raif Badawi n’est pas uniquement québécoise ou canadienne. La France, l’Angleterre, les États-Unis, l’Union européenne, les Nations unies, tous ont critiqué la sentence. Les pressions politiques, des organismes non gouvernementaux et des médias vont faire la différence, parce que la réputation de l’Arabie saoudite est chaque jour entachée. » – Christine St-Pierre, ministre des Relations internationales

 

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