Entrevues

Le testament de Martin Gray

Le récit de la vie d’un des derniers survivants des camps d’extermination nazis.

À 92 ans, l’un des derniers survivants des camps de la mort et auteur d’Au nom de tous les miens, Martin Gray, s’est confié comme jamais à la jeune journaliste Mélanie Loisel. Châtelaine s’est entretenu avec le duo.

L’auteur Martin Gray n’a rien oublié des horreurs de la guerre et des camps de concentration. Son récit autobiographique Au nom de tous les miens, paru en 1971, m’avait profondément marquée, ado. À cet âge, lui résistait aux nazis dans le ghetto de Varsovie et perdait les siens à Treblinka. Comment survivre à tant de souffrance? Pourquoi se raccrocher à la vie? Mélanie Loisel, 33 ans, a voulu savoir. Journaliste originaire d’une ville minière sans histoire de la Côte-Nord, elle est allée à sa rencontre et a consigné leurs entretiens dans Ma vie en partage (Les Éditions de l’Aube). J’ai parlé à l’un, depuis Bruxelles, et reçu l’autre dans nos bureaux.

 

Mélanie Loisel et Martin Gray

Mélanie Loisel et Martin Gray

 

À lire : un extrait de Ma vie en partage (Éditions de l’Aube, 2014).

Châtelaine : Mélanie, vous le dites d’emblée, vous n’étiez pas une fan de Martin Gray. Qu’est-ce qui vous a menée à lui?

Mélanie Loisel : Je travaille sur un projet intergénérationnel pour lequel je cherche des témoins qui ont survécu aux drames depuis la Seconde Guerre mondiale, notamment à la Shoah. Le livre de Martin Gray, Au nom de tous les miens, m’est revenu en tête. C’était une évidence : je devais lui parler. Mais était-il encore en vie? Ça faisait une dizaine d’années qu’il n’avait rien publié. Je lui ai envoyé un courriel.

 

Visiblement, vous avez réussi à le convaincre de vous recevoir!

Je lui ai simplement dit que je venais de Fermont, dans le nord du Québec, et que je souhaitais qu’on se souvienne de lui. Deux semaines plus tard, un de ses fils m’a répondu : « Mon père vous demande de l’appeler. » Je n’en revenais pas. J’ai pris mes petites économies et je suis allée à sa rencontre à Biot, sur la côte d’Azur, en mai 2013. Pendant une heure et demie, il a répondu à mes questions. Il m’a montré ses tableaux et ses sculptures – des rochers qui ressemblent à des crânes. Il m’a présentée à sa femme, beaucoup plus jeune que lui.

 

Quand vous projetiez de recueillir les souvenirs d’une cinquantaine de personnalités âgées, pensiez-vous faire un livre seulement avec Martin Gray?

Jamais! J’avais présenté quelques-uns de mes personnages à la radio (Michel Serres, Tiken Jah Fakoly, Wu Jianmin, interprète de Mao), mais pas lui. Je ne voulais pas brûler mon sujet. La maison française des Éditions de l’Aube s’est montrée intéressée.

 

Comment vous êtes-vous préparée?

D’abord, j’ai relu Au nom de tous les miens – je l’ai terminé sur une plage de Nice, à côté de filles les seins à l’air! J’avais préparé quelques questions génériques : Que retenez-vous de votre expérience? Avez-vous des regrets? Si vous aviez 20 ans aujourd’hui, que feriez-vous? Mais le vrai travail a commencé quand je l’ai rappelé, en octobre, pour lui demander s’il souhaitait faire partie de la série Conversations pour l’avenir, des Éditions de l’Aube. Il m’a répondu : « Avant, lisez tous mes livres. »

 

Les forces de la vie, J’écris aux hommes de demain, Entre la haine et l’amour, Vivre debout… La plupart de ses bouquins ont été écrits entre 1970 et 1990 alors qu’il était en pleine tourmente. Qu’en avez-vous pensé?

Oh mon Dieu! Moi qui suis une intellectuelle et aime lire sur les enjeux mondiaux, ça m’a fait, disons, sortir à mon tour de ma zone de confort! Honnêtement, j’ai toujours un peu levé le nez sur les livres de psycho pop. En même temps, il y a quelque chose de réconfortant là-dedans. C’est ce qui a fait la force de nos échanges. Lui me confiait ses impressions. Moi, je l’amenais à approfondir ses pensées.

 

Vous avez osé le faire sortir de sa zone de confort avec vos questions directes – « Après toutes ces années, vous n’êtes pas un peu fatigué de raconter votre histoire? » ; « Êtes-vous un surhomme, Martin Gray? » ; « Quel genre de père êtes-vous? » ; « Vous avez un œil bleu, un œil brun, pourquoi? » – L’avez-vous senti déstabilisé par moments?

Pas du tout! Mon but n’était pas de le confronter, mais d’apprendre de lui. Chaque question en entraînait une autre. Il partait dans ses souvenirs et je suivais son rythme. La première fois, on a surtout abordé la Shoah, la guerre, la libération des camps (bientôt 70 ans). Ses opinions sur la santé, la chirurgie esthétique, le terrorisme, la violence, les médias… sont venues après.

 

Vous dites qu’il vous en a fait voir de toutes les couleurs!

(Rires) Il m’appelait jour et nuit! Il me dictait ses réponses, je tapais à l’ordinateur. Le lendemain, il pouvait m’appeler pour une virgule! Quand je me plaignais, il s’insurgeait : « Fatiguée? À ton âge? » Si je lui faisais remarquer qu’il se répétait : « C’est en répétant que les gens se souviennent! », ou que ce n’était pas clair : « Relis, relis, c’est très très clair. » J’ai beaucoup travaillé à mettre de l’ordre – il n’a pas la structure « hypothèse, argument », qui s’acquiert à l’école, puisqu’il l’a quittée très tôt. Mais au bout du compte, ce sont ses paroles, son « testament ».

 

Quel genre de personnage avez-vous découvert?

Un homme extrêmement fort, un peu bourru, intense. Toujours en mouvement, concentré sur ses projets – un brin obsessif. Tant et aussi longtemps que nous n’avons pas mis le point final au livre, il ne l’a pas lâché. Ce n’est pas le grand sage, le papi ou le monsieur compliment. C’est un homme qui a souffert, habitué de se battre, dur, exigeant. En même temps, il est très reconnaissant. Quand on s’est retrouvés à Paris, au lancement, je lui ai demandé de me dédicacer un exemplaire. Il a écrit simplement : « Merci, Mélanie ». J’ai eu le sentiment d’avoir fait quelque chose pour lui.

 

On sent une réelle complicité (une amitié?) entre vous…

Une amitié sincère, oui. Au début, quand il me téléphonait, il se présentait : « Mélanie Loisel? Martin Gray. » Puis, c’est devenu : « Salut Mélanie! » Il est le seul à m’appeler sur ma ligne fixe à la maison – mes amis la surnomment « la ligne Martin Gray »! On se parle encore chaque semaine. Je sais qu’il appelle ses amis proches tous les jours – ceux qui sont encore en vie.

 

Qu’est-ce qui vous a le plus surprise, touchée chez lui?

Le fait qu’il passe d’un extrême à l’autre – de « J’ai le goût de mourir, de tuer, de me venger… » à « J’aime mes enfants, ma femme, mes amis, mes fans, mes chiens. » C’est aussi quelqu’un qui aime brasser des affaires, acheter et vendre des propriétés. L’immobilier le tient occupé. Oui, il a des idées, prône la solidarité, la fraternité, l’amour, mais, dans son quotidien, il lui arrive de chialer comme tout le monde.

 

La question qui n’est pas dans votre livre?

Je lui disais tout le temps : « Monsieur Gray, vous parlez beaucoup de votre père, mais jamais de votre mère. Pourquoi? » Sa réponse : « Avec ma mère, c’était conflictuel. J’étais un adolescent dans le ghetto, puis, comme toute maman, elle avait peur qu’on me tire dessus. » Il faisait de la contrebande pour nourrir les siens, des passes illégales pour gagner de l’argent. Il y avait des nazis partout. Il se disputait toujours avec elle pour sortir.

 

Au final, à quoi servira votre livre?

À intéresser les nouvelles générations aux livres de Martin Gray. Ma vie en partage est la synthèse de son œuvre (12 livres au total), une introduction à la Deuxième Guerre mondiale au moyen d’un témoignage simple et direct.

 

***

À lire : un extrait de Ma vie en partage (Éditions de l’Aube, 2014).

 

Châtelaine : Martin Gray, en lisant Ma vie en partage, j’ai eu l’impression d’avoir moi aussi rendez-vous avec vous soir et matin! Pourquoi avoir accepté de vous confier à la journaliste Mélanie Loisel, de qui tout vous sépare – l’âge, la religion, l’éducation, le pays?

Martin Gray : J’ai été sollicité par des gens très connus en France, mais je ne voulais pas m’engager avec quelqu’un qui a tout vu. Je préférais quelma-vie-en-partagequ’un comme Mélanie, qui vient d’un coin perdu, qui s’intéresse à l’Holocauste, à la guerre. Tout ça m’a interpelé. Ses questions sont rafraîchissantes, profondes, touchantes. C’est par elle que s’est produit le petit miracle.

 

Ses questions, souvent directes et rentre-dedans, vous ont-elles choqué parfois?

Au contraire. Mélanie a le don de me faire parler. Je ne pouvais faire autrement que de lui répondre. Je me suis rappelé des anecdotes complètement oubliées après toutes ces années de guerre. À force de lui parler et de me raconter, ma mémoire s’est ravivée. Sans elle, ces choses seraient restées enfouies en moi pour toujours.

 

Dans le livre, vous appelez Mélanie par son nom. La considérez-vous comme une amie?

La leçon principale de ma vie – notre vie – c’est l’importance de l’amour, de la fraternité, de l’espérance. Mélanie en est la preuve. Cette amitié m’a donné de l’espoir et de l’énergie. J’admire sa jeunesse, sa volonté de dire et d’aller de l’avant.

 

Vous avez écrit, en avant-propos : « J’écris parce que je n’arrive pas à être pleinement heureux, quoi que je fasse. » Écrivez-vous encore aujourd’hui?  

J’écris tous les jours dans ma tête. J’ai tellement de choses encore en moi, seulement, il me reste peu de temps pour tout dire. Je réfléchis à un autre livre. C’est mon devoir de dire. Il ne faut pas que je garde cette expérience de vie pour moi seul, je dois la partager. Et c’est à travers ce partage que je vais trouver la joie de vivre.

 

Êtes-vous déjà entré en contact avec l’un de vos bourreaux?

Quand j’ai rejoint l’armée soviétique, je l’ai fait uniquement pour chasser les nazis. C’était mon devoir, ma seule raison de vivre. Je voulais me venger, mettre ces criminels en prison et les faire juger. J’ai rencontré dans le camp d’Auschwitz un nazi haut placé que j’ai rattrapé grâce à l’aide d’Allemands. Je l’ai regardé en face. Il me faisait pitié : il n’avait rien à dire, aucune excuse à formuler, aucun rire, aucun pleur. Amorphe. Quand je pense à lui, je pense à tous ces nazis, des vermines qui ont voulu nous exterminer.

 

Leur avez-vous pardonné?

Le mot pardon ne correspond pas à ce que j’ai vécu. Je pense qu’il revient aux morts de pardonner à leurs bourreaux. Ce n’est pas à nous, les vivants. Comment pardonner à ceux qui ont voulu détruire tout un peuple, des enfants, des nouveau-nés ? Est-ce pardonnable ? Je ne suis pas comme Jésus-Christ, qui tend l’autre joue. Je suis quelqu’un qui se bat, et ma bataille est juste, je crois. J’ai haï, mais c’est fini maintenant. Parce que la haine est destructrice.

 

Petit, compreniez-vous pourquoi on vous persécutait, vous et tous les Juifs?

C’est difficile à cet âge de comprendre. Même aujourd’hui, je ne comprends pas. Comment concevoir qu’on puisse vouloir détruire votre peuple ? C’est inimaginable et inadmissible. Je me pose encore beaucoup de questions. Mais je sais que l’amour et le bonheur existent toujours. Et c’est ce qui me tient en vie.

 

Vous avez été très fâché. Vous êtes-vous réconcilié avec le genre humain?

Comment aurais-je pu vivre jusqu’à mon âge sinon? J’aime le monde, j’aime les Hommes, j’aime la vie, je regrette seulement d’être vieux. J’aimerais avoir l’âge de Mélanie pour pouvoir me battre, construire un monde un peu plus juste, plus humain, plus fraternel. Aucune époque dans l’Histoire n’a été aussi belle que celle d’aujourd’hui.

 

Vous dites avoir découvert le « chemin vers soi ». Quand avez-vous commencé à l’emprunter? 

Il y a longtemps. L’amour et la fraternité étaient au cœur de ma famille. Quand j’étais enfant, mon père me répétait que la vie est ce qu’il y a de plus précieux. Enfermé dans le ghetto, puis en route vers l’enfer des camps, comme des milliers de jeunes enfants, j’ai saisi la signification de ces paroles. Je l’ai comprise aussi quand j’ai perdu ma femme et mes enfants dans un incendie, qui m’a privé de mon bonheur. À chaque étape de mon existence, j’ai compris que la vie devait être préservée, que c’est une force à respecter, à transmettre. Si j’ai renoncé à me suicider après la perte de ma famille, c’est parce que j’ai retenu la leçon. On a tous besoin de l’entendre. Chaque matin, on devrait dire en ouvrant les yeux : « Je suis heureux d’être vivant » et aider les autres à retrouver cette joie de vivre. Voilà la mission que je me suis donnée comme chemin vers soi, vers les autres.

 

Enfant, vous vous appeliez Mietek Grayeski. Aujourd’hui Martin Gray. Y a-t-il une différence entre les deux?

Je suis le même homme, je n’ai pas changé. À part mes rides et mes cheveux blancs! Dans mon cœur, je suis toujours jeune (je ne mourrai pas de vieillesse, mais d’un accident!) Je suis toujours aussi engagé. Mais je ne lutte plus avec des armes, je ne jette plus des bouteilles de gaz sur les tanks ennemis, je me bats par ma parole, mes livres, mes actions.

 

Une journée type dans la vie de Martin Gray, ça ressemble à quoi?

Je reçois une centaine de courriels par jour. Il faut les lire et répondre à quelques-uns! (Pour répondre à toutes les lettres que j’ai reçues depuis la parution d’Au nom de tous les miens, ma secrétaire m’a dit qu’il me faudrait vivre au moins trois siècles!) J’ai cinq enfants, dont un garçon qui vit avec ma femme et moi. Je passe des coups de fil, je reçois de la visite, je voyage… Les journées sont trop courtes et les nuits trop longues. Depuis la guerre, je n’ai jamais dormi une nuit complète. Et ça n’arrivera pas. Je rêve, je fais des cauchemars, et chaque matin avant d’ouvrir les yeux, je pense à tous ceux que j’aimais et qui sont disparus.

 

Le sismographe que vous êtes a-t-il peur pour ses enfants? Sentez-vous le spectre de la guerre rôder?

Le 20siècle s’est achevé avec de profondes cicatrices. Ce qui m’effraie au plus profond de mon être, c’est de voir la nature qui nous a été donnée dévorée par le béton et les déchets. Je le crie dans mes livres – il faut le crier. La folie des Hommes les pousse à se détruire. Malgré tout, il faut croire, espérer. Parce que c’est la seule raison vivre.

 

À lire : un extrait de Ma vie en partage (Éditions de l’Aube, 2014).

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