Entrevues

Le bilan de Françoise David

La première entrevue jamais donnée par Françoise David était à Châtelaine sous la plume de Josée Boileau. Alors qu’elle tire sa révérence de la vie publique, elle a choisi de nous réserver l’un de ses derniers entretiens, avec cette journaliste, ex-rédactrice en chef du quotidien Le Devoir.

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Photo: Maude Chauvin

Nous nous sommes rencontrées pour la première fois à l’hiver 1988. J’étais jeune journaliste, elle n’avait jamais donné d’entrevue.

Je préparais alors un article sur quelques-unes des militantes des 1 500 groupes de femmes du Québec. « Les championnes de la bonne cause » allait paraître en août. J’ai invité Françoise David, nouvelle coordonnatrice générale du Regroupement des centres de femmes, chez moi ; on s’est assises dans mon salon… et le courant a passé.

Depuis, j’ai pris du galon en journalisme, et elle est devenue figure de proue de la défense des démunis, instigatrice de deux spectaculaires marches des femmes, en 1995 et en 2000, et fondatrice, en 2004, d’Option citoyenne, qui donnera naissance à Québec solidaire en 2006. Élue députée en 2012, elle est vite apparue comme une sage dans un monde dur.

En janvier, elle annonçait son départ de la vie politique, occasion d’une dernière entrevue – de nouveau pour Châtelaine, de nouveau dans mon salon, l’édition d’août 1988 ouverte entre nous deux.

Dans ce numéro, on parlait déjà de la distinction entre les Blanches et les autochtones, de l’omniprésence de l’économie, du peu de place pour les femmes sur la scène publique… Qu’est-ce qui a changé depuis ?

À certains égards, on a continué à avancer : on a eu en 1995 la Loi facilitant le paiement des pensions alimentaires ; en 1997, la Loi sur l’équité salariale ; et, en 2001, la Loi sur l’assurance parentale. Mais ailleurs, soit on a fait du surplace, soit on a régressé.

Par exemple, le secteur public est composé pour les trois quarts de travailleuses. Depuis le début des discours d’austérité il y a 20 ans, toutes ces femmes qui avaient conquis, grâce à leurs syndicats, des droits, des salaires et des conditions de travail reculent.

Et celles, nombreuses, que l’on retrouve dans les magasins, les restaurants, les salons de coiffure, l’esthétique, etc. ne sont pas couvertes par la Loi sur l’équité salariale, elles ne sont pas syndiquées, elles reçoivent le salaire minimum. Donc beaucoup n’ont pas encore atteint un niveau qui leur permettrait de vivre décemment.

Pourquoi ça ne change pas ?

Parce qu’on vit à une époque où c’est l’économie qui mène – oui, comme dans les années 1980, mais en pire, avec l’emprise tentaculaire des très grandes sociétés et les gouvernements qui sont à leurs pieds.

Se mêlent à ça les choix personnels. Les hommes vont toujours vers les emplois les plus lucratifs. Dans les années 1980, des groupes ont travaillé fort pour que les femmes aient accès aux métiers non traditionnels. Dans certains cas, les policières par exemple, ça n’a pas si mal fonctionné. Mais pas partout. C’est que les femmes continuent d’opter largement pour des professions impliquant des rapports humains. Je ne vais pas le leur reprocher ! Le problème, c’est que c’est tellement sous-évalué par rapport aux choses dites « sérieuses » que sont le pétrole, le gaz, les mines et la construction – ce qu’on appelle la « vraie » économie – qu’elles sont sous-payées.

Et le contexte économique ne valorise pas les services d’aide aux personnes, qui relèvent de l’État… lequel n’a pas d’argent. Il n’en a pas parce qu’il ne va pas le chercher où il est, chez les plus riches, les grosses entreprises et les banques.

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Photo: Maude Chauvin

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En 1988, tu parlais déjà de la pauvreté des femmes, mais tu disais aussi qu’on notait du progrès dans les rapports hommes-femmes.

Mais un an plus tard avait lieu la tuerie de Polytechnique…Et quand, en 2014, s’est amorcé le mouvement « Agression non dénoncée », je me suis rendu compte que, parmi le très grand nombre de femmes qui témoignaient, certaines relataient des faits récents mettant en cause des gars de 20, 22, 25 ans… Subitement, la féministe en moi a été moins optimiste.

Il existe quand même une prise de parole forte de la part des jeunes.

En effet. Disons plutôt que je suis plus lucide quant à la quantité de travail à accomplir, mais optimiste à cause des jeunes. Celles qui montent au front ne s’excusent plus, leur féminisme est assumé complètement.

L’autre aspect qui a changé en mieux depuis 1988, c’est la prise de conscience de ce que vivent les femmes plus vulnérables : pauvres, handicapées, autochtones, issues de minorités culturelles…

Maintenant, il y a aussi le débat sur les signes religieux.

Je trouve qu’on est en train de faire une véritable obsession de ces questions-là. C’est une chose d’être critique vis-à-vis de l’islam radical, qui est terrifiant, c’en est une autre de développer une intolérance face à des femmes différentes.

Peut-être parce qu’il s’y mêle plusieurs aspects : le débat inachevé sur la laïcité, le fait que les musulmanes n’ont pas toujours été voilées…

Des amies musulmanes me disent qu’il y a effectivement une espèce d’affirmation identitaire chez certaines femmes voilées, chez d’autres, une affirmation politique, et chez d’autres encore, une démarche religieuse. Je constate aussi que, dans beaucoup de pays, la religion occupe un espace de plus en plus grand – et ça ne me rassure pas.

Mais se pourrait-il qu’au 21e siècle, beaucoup de gens soient désemparés et cherchent, que ce soit dans la religion ou dans le populisme, des solutions à un mal-être ? Je pense qu’on vit dans un monde où les individus et les collectivités sont à la recherche d’un sens, d’un projet, que l’économie triomphante ne nous donne pas !

Et je fais un lien avec le racisme, parce que c’est dans ces moments-là qu’on cherche des boucs émissaires. Et quel bouc émissaire plus facile que la femme immigrante qui porte un voile !

Mais jusqu’où va-t-on ?

Tu me demandes si je trace une ligne ? Oui. Je ne mettrais pas un enfant dans une garderie où des éducatrices portent le niqab : le visage doit être découvert. Et je pense qu’on doit dénoncer toutes les religions qui asservissent les femmes.

On est maintenant devant des problèmes extrêmement complexes. C’est simple de lutter pour le principe d’un salaire égal à travail égal ; c’est plus compliqué de répondre à une élève montréalaise qui veut mettre un burkini pour aller à la piscine. On est contents qu’elle soit dans une école publique, entourée d’enfants d’autres confessions… Alors on dit oui ou on dit non ? Je ne sais pas.

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Photo: Maude Chauvin

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Quand tu es entrée en politique, j’étais sceptique face à la création d’un nouveau parti. J’avais écrit, pour illustrer mon propos, que la gauche ne savait pas organiser des soupers spaghettis !

Tu te trompais : on a été très bons dans les soupers spaghettis et le financement populaire ! Là où tu avais raison, c’est que j’avais sous-estimé non pas la difficulté de mettre sur pied un parti – j’ai été organisatrice communautaire, je sais ce que ça demande de temps, de patience, d’énergie… –, mais celle de changer les habitudes de vote. Cela dit, je n’ai aucun regret. Depuis 11 ans, Québec solidaire est une sorte de conscience sociopolitique du Québec.

Mais on ne va pas en politique pour être une conscience !

Non, bien sûr, et je souhaite que Québec solidaire accède au pouvoir ; seulement, ça va prendre plus de temps que ce que j’avais envisagé. Beaucoup adhèrent aux idées que nous défendons. Mais j’ai réalisé que faire le deuil de la famille politique à laquelle on appartenait, malgré toutes les critiques qu’on a à lui adresser, c’est difficile.

Et nous sommes en Amérique du Nord. En Europe, il y a une forte tradition de partis de gauche, pas mal moins présente ici. Et nous, plutôt que de louvoyer, on a décidé de s’assumer.

Qu’as-tu découvert en politique ?

[Long silence.] Je ne pensais pas qu’on pouvait être aussi heureux d’être élu. Un sentiment de plénitude, d’accomplissement. J’avais été défaite en 2007 puis en 2008, alors j’ai longtemps hésité à me présenter de nouveau. Ma réflexion a duré 18 mois et j’ai finalement décidé qu’il me fallait réessayer en 2012. Ce qui m’a aidée, c’est le débat des chefs. Un de mes plus beaux moments politiques, pas pendant le débat qui est l’une des choses les plus stressantes au monde ! – mais après, quand partout on te dit : « T’as tellement été bonne ! » Donc j’ai été élue. C’est un moment de bonheur difficile à décrire, qui a duré, duré.

Y a-t-il des gestes que tu es fière d’avoir faits comme députée ?

Oui, plusieurs. Je suis allée au bout de mes capacités pour lutter contre le projet de loi 70, qui instaure des coupes à l’aide sociale. Également mon projet de loi pour contrer l’éviction des locataires âgés : il a fallu deux ans alors qu’il ne contient que deux articles ! J’avoue que l’adoption de cette toute petite réforme – qui s’applique aux aînés pauvres, locataires, de 70 ans et plus, pas une méga-affaire donc – m’a rendue très fière parce que ça aide des gens.

J’ai aussi eu l’idée du texte commun pour le 25e anniversaire de Polytechnique, écrit par Françoise Guénette et lu par les députées. Ç’a été un moment où toutes les femmes se sont unies : j’ai vu des hommes pleurer ce matin-là. Au fond, le travail avec les femmes, c’est ce que j’ai le plus aimé à l’Assemblée nationale.

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Et qu’est-ce qui a été le plus difficile ?

On est constamment sollicités. À Québec solidaire, on est seulement trois députés, mais on n’est pas le backbencher ordinaire, et les médias nous interpellent sur une foule de sujets. Ça, c’est usant. Il faut toujours avoir quelque chose à dire. Je n’ai pas toujours vraiment quelque chose à dire. Et ça va de plus en plus vite. J’ai réalisé l’automne dernier à quel point je me sentais à bout de souffle, une fatigue immense qui explique pourquoi je m’en vais.

Que vas-tu faire maintenant ?

Je pourrais me dire : on est tous les deux à la retraite, mon chum et moi, on part faire de grands voyages. Oui, mais… j’ai une petite-fille. C’est la petite de mon fils (et de sa blonde, évidemment !) et je viens de passer du temps avec eux, et, et… Et je suis un peu gaga, finalement !

Ça a d’ailleurs confirmé mon choix : non seulement Éva est arrivée à la fin de l’automne, mais elle vit aux Îles-de-la-Madeleine. C’est très joli, les Îles, mais c’est loin. Et quand je suis allée la voir, quelque chose est monté en moi : je ne veux plus avoir à tout concilier. Je veux pouvoir aller là-bas quand j’en ai envie et y rester deux semaines, trois semaines, un mois. Pour les prochains mois, c’est le seul échéancier que je me suis fixé.

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