Projet 97

Agressions sexuelles : peut-on vaincre la peur?

La peur d’une agression. On la vit toutes… tout le temps. «C’est un sabot de Denver qui freine la liberté des femmes», dit notre chroniqueuse Louise Gendron. «Oui, mais elle est cultivée par la société», croit Crystelle Crépeau, rédactrice en chef. Comment la vaincre? Discussion.

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    Louise : On dit que 70 % ou 80 % des agressions sexuelles sont le fait d’un parent, d’un ami, d’un collègue. Mais ce qui me fait peur, ce n’est pas ça. C’est l’inconnu dans un parc, dans la rue. Non, cette peur ne m’a pas empêchée de vivre. La plupart du temps, je n’en ai même pas connaissance. Mais toujours et partout, j’évalue le danger potentiel. À l’affût, aux aguets. J’ai l’inconscient d’une biche. Et toi ?

    Crystelle : Évidemment que j’ai peur. Cette sensation d’être une proie potentielle (ton parallèle avec la biche est très juste) se terre en chacune de nous. Prête à ressurgir dès qu’on marche seule dans la rue passé 20 h, qu’on se retrouve coincée par un collègue insistant, qu’on court sur une piste cyclable… Cette possibilité d’être agressée est toujours présente dans notre esprit. Et il semble qu’on n’ait pas tort si on s’attarde à cette statistique affreuse qui circule présentement : 1 femme sur 3 sera victime d’une agression sexuelle dans sa vie. Cette peur, as-tu l’impression qu’elle t’a déjà empêchée de faire ou dire des choses ?

    Louise : Oui, ça m’a empêchée de faire des choses. Des expéditions solitaires de canot-camping. Voyager toute seule en Asie, en Afrique ou en Europe, par exemple. Je sais que plein de filles le font. Mais moi, j’avais peur. Je me trouvais moumoune, mais j’avais peur. Et ça me met tellement en colère. Ma peur, c’est un sabot de Denver vissé sur mes ambitions, mes envies. Et je me demande à quoi ressemble la vie sans ce frein. Me semble que ça doit tout changer.

    Crystelle : « La vie sans ce frein »… Intéressant. Faudrait demander aux gars. Bien sûr, il leur arrive sûrement d’avoir peur d’être attaqués. Mais je doute que leur comportement soit programmé à ce point par la peur. D’un point de vue purement statistique, il y a beaucoup moins de chances qu’on s’en prenne à leur intégrité. Physique, psychologique, émotionnelle… Moi, ce n’est pas tant cette peur omniprésente qui me met en colère que le fait qu’elle soit exclusive aux femmes. Je me sens fragilisée, inférieure. C’est un combat à armes inégales. Et injuste quand on sait par quoi doivent passer les femmes qui osent dénoncer ces crimes… S’il y a autant d’agressions, c’est sûrement parce qu’elles sont encore banalisées. À preuve, la première question qu’on pose dans un cas d’agression sexuelle est : « C’était dans quel contexte ? » Comment se comportait la fille, ce qu’elle portait. Comme si certaines réponses à ces questions pouvaient excuser une agression !

    Louise : Tu te souviens du film Délivrance ? L’histoire de copains partis en expédition de canot dans la nature sauvage et qui se font violemment agresser sexuellement par deux hommes. À sa sortie, le film avait causé une petite commotion parce que, pour la première fois de leur vie, les spectateurs masculins pouvaient s’identifier viscéralement aux victimes. Question : les mentalités, les habitudes, tant policières que juridiques, seraient-elles différentes si plus d’hommes pouvaient ressentir cette connexion émotionnelle ? Je crois que oui. Et il est certain qu’il reste du travail à faire sur ce plan. Mais est-ce que davantage de femmes porteraient plainte ? Je ne suis pas certaine. À cause de l’incompréhensible sentiment de honte et de culpabilité que ressentent les victimes.

    Y aurait-il moins d’agressions ? Peut-être. Mais je pense que le viol est un crime foncièrement différent du hold-up ou du meurtre par intérêt, par exemple. Parce qu’il est animal. L’homme est physiquement plus fort, son instinct sexuel l’est aussi. Il faudra toujours se défendre. Contre l’agresseur potentiel. Et contre la peur. On fait ça comment ?

    Crystelle : Oui, la pulsion qui mène au viol est certainement différente de celle qui provoque le hold-up. Mais peut-être que si on décrétait, comme société, que le crime est aussi grave, on verrait comme par hasard un certain nombre de pulsions reléguées au stade du fantasme. La honte et la culpabilité dont tu parles ne sont pas irréversibles, selon moi. Elles sont en partie alimentées par le fait qu’on rejette trop souvent une portion de la faute sur la victime. Demanderait-on à un homme victime d’un hold-up s’il n’a pas un peu provoqué son sort ? S’il est bien certain de ne pas avoir sorti de l’argent de ses poches juste avant ? Il n’y a aucune raison qui excuse un crime sexuel ou qui en atténue la gravité. Une femme doit pouvoir prendre un taxi seule, même après avoir un peu trop bu, sans que ça donne au chauffeur le droit de l’agresser. Elle peut même avoir des « rapprochements » avec un inconnu et décider qu’elle ne veut pas avoir une relation sexuelle avec lui. Peu importe ce qui s’est produit dans les minutes précédentes. En théorie, on sait tout ça. Mais dans les faits, le doute demeure, et il revient à la femme de se protéger, de « faire ce qu’il faut » pour éviter de se retrouver dans une situation fâcheuse. On inculque même ce réflexe aux fillettes… Tu demandes que faire pour se défendre contre la peur. Je l’ignore. Mais je suis convaincue qu’une partie de la solution est systémique.

    Louise : Bien sûr. Je pense qu’il faut réagir sur tous les fronts. La façon dont on éduque nos enfants, filles et garçons, est cruciale. La nécessité de faire changer les mentalités et les procédures dans le monde policier et judiciaire aussi. Et les lois. Mais en attendant le monde idéal où la nuit et la rue ne seront plus menaçantes, il faut quand même travailler au plan individuel. Continuer à veiller à sa propre sécurité, évidemment. Mais traquer et si possible affaiblir la maudite peur qui nous freine. Avec une cannette de poivre à la main, une biche se sent-elle moins vulnérable, tu crois ?

    P.S. : Et je pense que, parfois, les filles cultivent leur propre vulnérabilité. Camille Leblanc-Bazinet, championne du monde aux Reebok CrossFit Games, parlait l’autre jour de l’euphorie de se sentir forte, physiquement puissante. Il me semble que nous ne sommes pas assez nombreuses à emprunter cette voie.

    Crystelle : Mon plan individuel consiste à marcher la tête haute et à tenter d’exprimer physiquement toute la confiance que j’ai en moi. Mais je doute que cette attitude de « fille qui assure » pèserait lourd devant un couteau ou un gang de gars malintentionnés. Et comme je n’ai pas le projet de me mettre aux arts martiaux ni au CrossFit, je suis condamnée à ressembler à une biche avec une cannette de poivre… Mais, tu vois, c’est là que je suis en désaccord avec toi : je refuse de dire aux filles de cesser d’avoir peur ou d’éviter de cultiver leur propre vulnérabilité. Je leur demande plutôt d’élever la voix. De continuer de dénoncer, comme elles le font depuis quelques jours pour qu’il devienne impossible de faire la sourde oreille. La biche a la tête dure comme un panache et peut-être, je l’admets, la candeur de Bambi.

    Crystelle Crépeau, rédactrice en chef et Louise Gendron, journaliste. (Photo : Maude Chauvin)

    Crystelle Crépeau, rédactrice en chef et Louise Gendron, journaliste. (Photo : Maude Chauvin)

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