Société

Quand notre télé s’exporte

De la France à la Turquie et du Liban à la Russie, les émissions de télé conçues ici sont prisées partout. Un succès prodigieux raconté par ceux qui sont aux premières loges.

Sophie Paquin


 
Sophie Paquin

Sophie


 
Sophie

À gauche : Même si elle est disparue de nos écrans, Sophie Paquin (interprétée par la charismatique Suzanne Clément) a repris vie sous d’autres traits, notamment en Russie. À droite : Le Canada anglais a adapté le concept de l’émission, rebaptisée Sophie sur CBC.

Question : Quel est le premier succès international de la télé québécoise? Un gars, une fille? Mais non! Il faut remonter au début des années 1970, jusqu’au célèbre téléroman Quelle famille!, de Janette Bertrand. Rebaptisée Les Tremblay, l’émission – ni doublée ni sous-titrée – fait alors un tabac dans les chau­mières de l’Europe francophone. Tellement que Janette, pendant un voyage en France, découvre, bouche bée, son étonnante notoriété. « Les gens nous reconnaissent dans la rue », écrit la grande dame dans son autobiographie, Ma vie en trois actes.

Depuis, la télé d’ici n’a plus de frontières. Des versions doublées se multiplient, des adaptations, ou remakes, aussi. Ainsi, il y a à peine quelques semaines, Moscou et Kiev servaient de décors à la version russe de la comédie dramatique Les hauts et les bas de Sophie Paquin. Avant même sa première diffusion à TVA, le 27 février dernier, lol:-), une enfilade de courts sketchs sans dialogues tournés au Mexique et au Maroc avec, entre autres, Sylvie Moreau et Réal Bossé, a été vendue sur les cinq continents. Un succès qui rappelle l’engouement d’il y a 20 ans pour Surprise sur prise, le concept de caméras cachées créé par Marcel Béliveau repris dans près de 100 pays. Et, évidemment, il y a Les Parent, qui se reproduisent à toute vitesse : après l’Espagne, la Grèce et Israël, la Pologne lançait récemment Rodzinka.pl, sa version de la télésérie signée Jacques Davidts.

Par quelle magie le quotidien montréalais de Louis-Paul Parent, Natalie Rivard et leur progéniture peut-il avoir une résonance à Madrid, Athènes ou Prague? Comme c’était jadis le cas avec Quelle famille!, la qualité et la justesse des textes jouent un rôle de premier plan dans l’intérêt international pour la série. C’est ce que croit André Provencher, président de La Presse Télé, qui produit Les Parent. « Le commentaire que j’entends, ici comme à l’étranger, c’est : “On retrouve un peu de notre vie là-dedans”. C’est une émission qu’on regarde en famille, ce qui est plutôt rare aujourd’hui. » Et on la regardera de plus en plus : des producteurs russes, turcs, brésiliens et même chinois s’apprêtent à joindre le clan mondial des Parent. Et si les Polonais, avec Rodzinka.pl, ont préféré cloner la série originale, les Espagnols ont pimenté la recette. « Ils ont créé une deuxième famille avec deux filles, raconte André Provencher, mais ce sont deux univers qui ne se croisent pas. » Et quand Les Parent prendra racine en Chine, comme le souhaite La Presse Télé, il faudra ajuster le tir puisque les naissances y sont limitées et que les familles de trois gamins n’existent pas. Solution? « On va en faire une famille reconstituée : l’homme et la femme ont chacun un fils d’une union précédente et en ont un troisième ensemble. »

Rumeurs


 
Rumeurs

Rumours


 
Rumours

À gauche : Esther (Lynda Johnson) et Benoît (James Hyndman) , un duo d’enfer, dans la télésérie Rumeurs diffusée à Radio-Canada de 2002 à 2008 . À droite : Rumours, adaptée de l’œuvre d’Isabelle Langlois, a connu moins de succès sur CBC.

Ce ne sera pas la première fois qu’un scénario de base sera maquillé pour mieux voyager. Tout le monde l’a oublié, mais, en 1975, un téléroman emblématique des années 1950 mettant en scène une famille québécoise typique de cette époque, s’il en est une, a aussi connu une transformation majeure. Transplantée à Los Angeles, l’adaptation de l’œuvre Les Plouffe, de Roger Lemelin, dépeignait le quotidien des membres d’un foyer… typiquement latino-américain, les Valdez (Viva Valdez).

Les Tremblay, Plouffe, Parent, Bougon, Lavigueur… Si la famille québécoise a la cote depuis longtemps, un couple, lui, a littéralement conquis le monde en 10 ans. Il s’agit, bien sûr, de S’agapo M’agapas (« Je t’aime, tu m’aimes » en grec), Volgens hem, volgens haar (« Selon lui, selon elle » en néerlandais), El y Ella (« Lui et elle » en espagnol)… ou, si vous préférez, Un gars, une fille. « En tout, il y a 23 versions, regardées dans une cinquantaine de pays », dit Monic Lamoureux. Responsable du développement du contenu des émissions chez Avanti Ciné Vidéo, elle venait de visionner le pilote d’une éventuelle version africaine et elle en riait encore. « C’est du bonbon de voir les productions étrangères. Même lorsqu’on ne comprend pas la langue, on connaît les sketchs par cœur et, avec Guy A., on sait tout de suite si le couple est crédible. Quand on vend le format, ou la recette, 70 % du contenu demeure tel quel ; le reste sert à adapter les scénarios aux réalités locales. » Un exemple? En Turquie, le producteur a demandé la permission d’inverser l’ordre dans le titre, par respect pour la femme. Ce qui donne 1 Kad?n, 1 Erkek (« Une femme, un homme »).

Les Lavigueur


 
Les Lavigueur

Les Lavigueur, la vraie histoire : le tragique destin d’une
famille défavorisée qui a gagné, en 1986, le plus gros
lot de Loto-Québec jusque-là, soit 7,6 millions de dollars.

Dans l’industrie télévisuelle mondiale, le succès d’Entre Marido e Mulher (« Entre mari et femme » en portugais), inégalé, est connu de tous. Lors des grandes foires comme le MIPCOM et le MIPTV – deux marchés de l’audiovisuel très courus qui ont lieu à Cannes respectivement à l’automne et au printemps –, la Belle Province a bonne réputation, et c’est en bonne partie grâce à Un gars, une fille. « Oui, le Québec est reconnu pour sa créativité, dit Monic Lamoureux, habituée des rendez-vous cannois. Nous avons ici un star-système local très important, pour lequel il nous faut produire des émissions qui doivent rivaliser avec ce que font les Américains. »

les parents


 
les parents

Rodzinka.pl.


 
Rodzinka.pl.

À gauche : Les Parent, une famille bien d’ici qui est en train de conquérir le monde. À droite : Ici, la version polonaise, intitulée Rodzinka.pl.

Quand Monic Lamoureux se rend à Cannes, elle a toujours hâte de voir les nouveautés en provenance d’Israël, terre fertile en concepts télévisuels prisés partout dans le monde. Avec un bassin de quelques millions de personnes dont la langue maternelle est l’hébreu, cet État doit produire des émissions localement avec des moyens réduits. Comme chez nous, le système D fonctionne à plein régime. « La société québécoise a beaucoup investi pour encourager la création, ajoute Jocelyn Deschênes, producteur et président fondateur de Sphère Média Plus (Les hauts et les bas de Sophie Paquin). Plus tu crées, plus tu t’améliores et plus ce qui se fait ici se compare avantageusement à ce qui se fait ailleurs. » Résultat : « On a développé un savoir-faire en production apprécié ailleurs », affirme André Provencher de La Presse Télé.

Oui, la télé québécoise rayonne, mais pour combien de temps encore? Car des nuages menaçants s’amènent à l’horizon. Il y a bien sûr les restrictions budgétaires des grands réseaux : les séries dites lourdes (Musée Eden, Trauma), à un million de dollars l’épisode, se feront de plus en plus rares. « Les entreprises qui dominent le marché mondial des idées deviennent aussi d’immenses conglomérats », ajoute André Provencher. Aux Pays-Bas, terre natale d’Endemol (Big Brother, Star Académie, Les enfants de la télé… entre autres), « il y a des bureaux où 30 personnes ne font que ça, développer des concepts d’émissions. On doit rivaliser avec eux, chacun dans son coin. » Mais c’est encore possible d’y arriver ; il suffit d’avoir une bonne idée. Quand France Beaudoin est entrée dans le bureau d’André Provencher avec le concept d’En direct de l’univers, ce dernier s’est demandé pourquoi il n’y avait pas pensé avant! « Tout était là : l’émotion, les vedettes, un mélange de styles musicaux… » Une adaptation est déjà à l’antenne en France ; au Liban, c’est en cours de production, et l’Italie et la Pologne s’y intéressent…

Guy et Sylvie


 
Guy et Sylvie

À gauche : Guy et Sylvie, le célèbre couple québécois.
Au centre : Jean (oui, c’est bien Jean Dujardin!) et
Alexandra, en France. À droite : Marios et Niovi, à Chypre.

Un gars, une fortune?
Commotion l’an dernier dans le petit monde de la télé québécoise : Distraction Formats, spécialisée dans la vente à l’étranger de contenus locaux, et aussi dans l’importation de concepts, déclarait faillite. Avanti Ciné/Vidéo aurait perdu dans cette aventure plus de 200 000 $, « essentiellement pour les droits d’exploitation d’Un gars, une fille dans le monde », écrivait alors Hugo Dumas, de La Presse.

Impossible de savoir si Dany Turcotte dit vrai quand il taquine Guy A. Lepage sur sa prétendue richesse. En 2002, une enquête du magazine L’actualité estimait à 1 million de dollars les revenus nets rapportés par la vente d’Un gars, une fille dans le monde. À l’époque, l’émission n’était présentée que dans 10 pays. Aujourd’hui, c’est cinq fois plus. Il faut savoir aussi que l’animateur de Tout le monde en parle partage ces redevances avec des dizaines de personnes, des producteurs aux nombreux auteurs qui y ont collaboré. Malgré cela, Dany ne doit pas avoir tout à fait tort…Le triomphe d’Un gars, une fille fait rêver. Grâce à une subvention de 1,2 million de dollars de Téléfilm Canada, les Avanti Ciné/Vidéo, La Presse Télé et autres vont tenter leur chance au MIPTV de Cannes, « le plus vaste marché international des contenus audiovisuels ». Un marché évalué, en 2009, à 370 milliards de dollars (268 milliards d’euros).

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