Société

Quand «t’es belle» n’est pas un compliment

Dire à une femme qu’elle est belle, ça peut être un compliment, mais ça peut aussi être un moyen d’invalider sa parole. Lili Boisvert explique.

Photo: iStock

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 « Coudonc, est-ce qu’il faut absolument être cute pour être féministe ? » La question m’a été posée récemment par un ami qui me confiait avoir l’impression que toutes les féministes qu’il voyait ces derniers temps étaient jolies. Je n’ai pas trop su quoi lui répondre sur le coup, mis à part que « ben non, c’est pas un critère ».

En revanche, ce que j’ai observé de mon côté – et que sa remarque vient appuyer –, c’est que l’apparence des féministes et des femmes qui défendent publiquement des causes fait depuis quelque temps l’objet de beaucoup de commentaires. Je vois plusieurs personnes s’en indigner, s’en réjouir ou s’en méfier. Le phénomène m’a de nouveau été confirmé la semaine dernière par cette publication de la militante et chroniqueuse Maïté Labrecque-Saganash.

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Quelques heures après que j’ai lu le message de Maïté, ailleurs sur les réseaux sociaux, une personne m’interpellait en me demandant d’admettre que je devais mon succès professionnel au fait que mon physique correspondait aux standards de beauté. Et un peu plus tard, je voyais une femme accuser la féministe antiraciste Dalila Awada de se servir de « ses longs cils » pour amadouer les gens lors de ses apparitions publiques. Tout ceci en moins de 24 heures.

Je me suis donc dit qu’il était temps d’exposer en quoi il est sexiste de demander sans cesse aux femmes (féministes ou pas) de justifier leur apparence.

  1. Une femme n’est pas responsable de ce qu’on ressent en la voyant

D’abord, le premier problème dont témoigne le message de Maïté, c’est que le physique des féministes est utilisé pour propager le cliché sexiste et éculé de la « belle manipulatrice ».

Ce stéréotype véhicule l’idée que les femmes qu’on trouve belles sont volontairement belles afin de tromper ceux qui les regardent, et tout spécialement afin d’abuser de la « faiblesse des hommes » devant le charme féminin. C’est une manière de rendre les femmes responsables de ce qu’on ressent par rapport à leur corps. La logique va à peu près comme ceci : « Je te trouve belle, c’est de TA faute. »

C’est un raisonnement qui est d’ailleurs souvent utilisé par rapport aux agressions ou au harcèlement sexuels. On déresponsabilise un agresseur ou un harceleur en l’excusant de n’avoir pas pu résister au pouvoir de séduction de sa victime, qui, admettons-le, n’avait qu’à être moins cute si elle ne voulait pas se faire agresser ou harceler.

  1. C’est une manière de rejeter en bloc la parole des femmes

Dire à une femme qu’elle est belle, ça peut être un compliment, mais ça peut aussi être un moyen d’invalider sa parole.

Ces dernières décennies, la rhétorique antiféministe a énormément exploité le cliché de la « féministe mal baisée », présumément laide. Les masculinistes se sont servis de cette image pour discréditer les féministes qui dénonçaient les standards de beauté et l’exploitation du corps féminin. La logique ressemblait à ceci : « Si tu dénonces les standards de beauté, c’est parce que tu es laide et que tu es jalouse des autres femmes, donc ta parole est irrecevable. »

Puis il y a eu Nelly Arcan. L’auteure qui dénonçait les standards de beauté… mais que les masculinistes trouvaient très belle. « What de phoque ? », se sont-ils alors écriés en cœur.

Il leur a fallu imaginer un nouveau moyen de museler les femmes qui leur plaisaient et qui avaient la fâcheuse idée de remettre en question le rapport au corps féminin. La nouvelle logique était à peu près la suivante : « Tu dénonces les standards de beauté et pourtant tu es belle, donc tu es incohérente, ta parole est irrecevable. » Les masculinistes venaient de se dégoter un nouveau sophisme pour utiliser le corps des femmes contre elles.

Désormais, il est possible d’employer tour à tour les deux stratégies. Si on trouve une féministe pas assez à son goût, c’est une mal baisée jalouse, et si elle présente son corps d’une manière qui plaît, c’est une femme paradoxale qui ne comprend même pas elle-même sa cause. Damned if you are, damned if you’re not.

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  1. Quoi que tu répondes, tu ne peux pas gagner

Il arrive souvent que l’on presse les femmes d’admettre leur beauté, comme s’il s’agissait d’un état avéré, d’un fait constant et objectif dont elles se devaient à tout prix de prendre acte. Or, lorsqu’on demande à une femme de se prononcer sur son propre physique, cela la place devant un cul-de-sac. Si elle corrobore l’observation, alors elle est narcissique (et c’est impardonnable). Si, au contraire, elle nie la beauté qu’on lui attribue, on peut l’accuser de ne pas reconnaître un privilège (voir le point 4). Enfin, si elle veut se défendre de ceci en attirant l’attention sur ses défauts corporels, elle participe alors à la pensée dominante qui encourage l’autodénigrement chez les femmes. Y a pas moyen de s’en sortir.

  1. On est en présence d’un double standard

Est-ce que le fait de répondre aux canons de beauté en vigueur est un privilège ? Oui. Plusieurs études ont démontré que lorsqu’on trouve une personne belle, on a tendance à lui associer spontanément d’autres qualités.

Or, ce phénomène ne s’applique pas qu’aux femmes ; il s’applique aussi aux hommes. Les beaux messieurs vont tout autant profiter de préjugés positifs. Pourtant, on ne demande pas aux hommes de justifier sans cesse le fait qu’on les trouve séduisants. On ne les accuse pas de manipuler leurs interlocuteurs avec leur visage lorsqu’ils défendent une position. Et on ne prétend pas qu’ils ont décroché un poste ou une tribune « parce qu’ils sont cutes ».

Bref, on ne ramène pas toujours les hommes à leur corps. On ne les réduit pas qu’à cela.

Une autre différence sexiste, c’est que notre culture est moins dure envers le corps masculin qu’envers le corps féminin. On voit donc beaucoup plus de diversité corporelle masculine sur nos écrans [1]. Le filtrage effectué chez les femmes est plus intense, et comme on leur accorde déjà moins d’espace sur la scène publique, on se retrouve de fait avec moins de diversité corporelle féminine dans les médias. Les femmes au physique qui s’éloigne des standards de beauté sont ainsi doublement discriminées.

Comment corriger l’injustice ? D’abord, en donnant autant de place aux femmes qu’aux hommes dans l’espace public et en valorisant la diversité corporelle afin de la normaliser.

Mais la solution la plus globale, c’est de mettre un terme une fois pour toutes à notre obsession collective de l’apparence des femmes – ce qui inclut d’arrêter d’utiliser leur corps contre elles en tentant de les réduire à des coquilles vides décoratives. Les femmes ne sont pas des bibelots.

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[1] Je sais qu’on va vouloir m’obstiner sur ce point parce qu’il est de bon ton de prétendre que les hommes vivent autant de pression que les femmes, alors voici une étude à l’appui de cette observation. Et voici un texte (écrit par un homme, oui, oui) qui développe cet aspect plus que je ne le ferai ici.

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