L'édito

Que serions-nous sans Jeanne Mance?

Elle n’a que 34 ans quand elle s’embarque dans une traversée épique de l’Atlantique. Seule, sans mari à ses côtés. Pas mal, surtout en 1641.

jeanne mance

Image: gracieuseté de BANQ

 

Déterminée, Jeanne Mance a un projet fou en tête : fonder un hôpital pour porter secours aux colons et aux autochtones. Son initiative verra le jour grâce au soutien financier d’une donatrice. (Oui, c’est une femme, Angélique de Bullion, qui lui viendra en aide.) « Elle débarque à Québec le 8 août 1641, pour y être fort mal accueillie. Le gouverneur et les colons, aux prises avec les débuts de la guérilla iroquoise, se demandent ce que vient faire cette femme seule, à la tête d’une vingtaine d’ouvriers. Maisonneuve arrivera deux mois plus tard », écrit Françoise Deroy-Pineau dans Ces femmes qui ont bâti Montréal (Éditions du remue-ménage).

Après quelques mois à Québec, Jeanne Mance et Paul de Chomedey, sieur de Maisonneuve, ainsi que ses troupes remontent le fleuve. Ville-Marie sera fondée le 17 mai 1642. Est-il nécessaire de préciser que « demoiselle Mance » jouera un rôle de premier plan dans la destinée de Montréal ? La ville se construira autour de son dispensaire où seront accueillis riches comme pauvres, amis comme ennemis.

La première infirmière laïque d’Amérique du Nord n’a pas laissé d’écrits, de lettres ou de journaux personnels, pour qu’on puisse mieux retracer son itinéraire. Dommage. Parce qu’il a fallu un moment avant qu’on reconnaisse sa contribution. Ce n’est qu’en 2012 qu’elle accède au rang de fondatrice de la métropole, à l’égal de Maisonneuve. Il était temps !

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Combien de femmes sont-elles tombées dans l’oubli faute de sources documentaires tangibles, de témoignages de leur apport ? Encore aujourd’hui, notre place dans l’histoire est négligée.

Le Devoir a publié, en mars dernier, un dossier captivant sur les grandes oubliées. On y apprend que les collaborations à Wikipédia sont dans leur immense majorité le fait d’hommes. « En 2017, en français, 16,1 % seulement des biographies de l’encyclopédie coopérative sont consacrées à des femmes. En langue anglaise, guère mieux : 16,85 %. » Et les actrices pornos y sont mieux référencées que les poétesses ! (Misère.)

Et que dire de l’histoire enseignée aux jeunes ? Le Conseil du statut de la femme (CSF), qui a récemment émis un avis sur l’égalité entre les sexes en milieu scolaire, juge que les femmes sont souvent absentes de la trame historique proposée aux élèves. « Même quand les femmes apparaissent brièvement, elles sont traitées comme des objets plutôt que des sujets de l’histoire. Seul le féminisme (et encore) est présenté comme un acteur, isolément du cours principal du récit historique. Dépeindre les femmes comme groupe social ayant, à toutes les époques et dans toutes les sociétés, participé et contribué activement à l’histoire, est le prochain pas à franchir pour les manuels d’histoire au Québec », précise le CSF.

Un exemple : dans nos livres d’histoire, les Filles du Roy sont définies comme des reproductrices « qui passent des mains du roi aux mains des colons en Nouvelle-France ». Pas un mot sur ce qu’elles ont fait en faveur de la colonisation et de l’agriculture, « impossibles sans elles », souligne le CSF.

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J’ai demandé à mes deux ados qui était Jeanne Mance. « La cofondatrice de Montréal », a répondu l’aînée. Sa sœur a haussé les épaules : « J’sais pas. Mais ça me dit quelque chose. » Il faudrait peut-être que nous fassions plus de place à notre héroïne nationale dans l’espace public, une place en lien avec son héritage, au-delà des noms de rue, parc, école ou circonscription électorale.

Le nouveau Centre hospitalier universitaire de Montréal (CHUM) devrait porter son nom – cette belle idée vient de l’ex-éditeur et rédacteur en chef de L’actualité, Jean Paré.

Ça sonnerait bien, non ? Se faire soigner dans la maison de celle qui a prêté secours aux pionniers et aux pionnières
de ce pays plus grand que nature.

Le legs de Jeanne Mance résonnerait ainsi davantage dans la cité. Cela nous permettrait de nous rappeler plus souvent combien nous sommes des citoyennes à part entière, capables de grandes choses – même d’ériger une ville.

Encore merci, Jeanne Mance.

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