Société

Julie Miville-Dechêne: le point sur le féminisme, au Québec et ailleurs

Quel est le bilan du féminisme au Québec? La présidente du Conseil du statut de la femme se prononce.

Photo: Newswire.ca

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On pourrait dire que vous êtes la féministe en chef du Québec ! Donc bien placée pour tracer un petit bilan de santé du mouvement…

Les progrès sont encourageants. Chez les moins de 35 ans, une fille sur trois a un diplôme universitaire – c’est plus que les hommes –, la preuve qu’on a levé les barrières. Grâce à l’équité salariale, le travail des infirmières, des éducatrices en garderie et de certaines employées de la fonction publique a été réévalué. Au Québec et au Canada, dans 3 couples sur 10, la femme a un revenu plus élevé que son conjoint. Aux États-Unis, c’est 4 sur 10…

Les médias sociaux ont donné une voix extraordinaire au féminisme, qu’on déclarait mort voilà une dizaine d’années. C’est la parole libérée. On se fait écœurer parfois, c’est vrai. Mais quand, de l’autre côté, quelqu’un dit vraiment une ânerie, ça provoque une levée de boucliers.

La parole se diversifie, aussi. On l’a vu dans les cas de la Charte et de la prostitution, il n’y a pas d’unanimité. Et c’est parfaitement normal. Les immigrantes, les autochtones, les mères à la maison… Les femmes ne forment pas un groupe homogène, si bien que les causes sont multiples et les opinions peuvent être contradictoires.

La bataille est-elle gagnée ?

La lutte pour l’égalité femmes-hommes, on l’a gagnée dans le domaine du droit. Reste à faire évoluer les mentalités pour qu’elle se concrétise sur le terrain. C’est le plus difficile. Par exemple, cette idée que le décrochage des garçons est moins grave que celui des filles, puisqu’ils se trouvent plus tard de meilleurs jobs qu’elles… L’échec ou le décrochage sont des problèmes importants pour les deux sexes, bien que dus à des causes différentes. Il faut déconstruire les stéréotypes des deux côtés. Et je crois que, pour y arriver, il faut changer de stratégie et inclure les hommes.

Quel rôle peuvent-ils jouer ?

Ils doivent s’investir, ne plus voir la lutte pour l’égalité comme une affaire de femmes. Les garderies, par exemple, sont aussi importantes pour eux que pour nous.

Les agressions sexuelles et la violence conjugale sont les symboles les plus préoccupants de l’inégalité des femmes. On s’en rend moins compte, car ce mal sévit derrière des portes closes. Or, surtout pour les agressions sexuelles, on est face à un mur de mythes et de préjugés. Et le fait que les femmes soient les seules à monter au front ne donne pas grand-chose, parce qu’on ne nous écoute plus. Il faut inclure les hommes dans cette lutte. Car enfin, qui est violent ? Qui peut dénoncer la violence autrement et, peut-être, plus efficacement ? Des hommes ! Le but, c’est que le message passe. Et il a plus de résonance auprès des garçons quand il est porté par des hommes. Aux États-Unis, Barack Obama a lancé une vaste campagne contre les agressions sexuelles sur les campus universitaires et toute une flopée d’artistes a répondu à son appel. Ça fonctionne.

L’actrice britannique Emma Watson, ambassadrice de la campagne HeForShe  des Nations unies, qui veut donner une place aux hommes dans le féminisme. Photo: Getty Images Entertainment

L’actrice britannique Emma Watson, ambassadrice de la campagne HeForShe
des Nations unies, qui veut donner une place aux hommes dans le féminisme.
Photo: Getty Images Entertainment

L’idée d’inclure les hommes n’est pas facile à accepter pour certaines féministes ?

Franchement, nous sommes rendues là. Affirmer qu’on ne peut pas les intégrer parce qu’ils vont contrôler nos stratégies, j’ai de la difficulté à être d’accord avec ça. Les femmes sont devenues assez fortes pour prendre leur place. Il n’est pas question de glorifier les hommes, mais d’être plus inclusives afin de trouver de nouvelles façons de lutter pour l’égalité.

Un exemple : quand on parle du congé parental, la première chose qu’on entend, c’est que le gars ne peut pas le prendre, parce que c’est la femme qui allaite. Mais ne peut-elle pas allaiter six mois, et le père assumer les six autres mois ? Mesdames, vous ne pouvez pas à la fois tout vous attribuer et demander à vos chums de comprendre ce que c’est de s’occuper d’un enfant. Pendant le congé de paternité de cinq semaines, la mère est aussi présente. Le papa n’est pas tout seul avec le bébé, et, donc, il n’apprend pas.

En ce moment, quels sont les enjeux qui vous préoccupent particulièrement ?

Les travailleuses au bas de l’échelle. Il y a là toute une main-d’œuvre dans une situation très précaire. Celles qui font des ménages ou qui prennent soin des personnes âgées dans des organismes sans but lucratif, les serveuses, les vendeuses, tous ces emplois pour lesquels on exige peu de qualifications et qui offrent peu de possibilités d’avancement. Ces femmes-là m’inquiètent, parce qu’elles arrivent démunies à la retraite.

J’aimerais aussi que les garderies soient gratuites pour les plus pauvres, parce que les 7,30 $ par jour sont un obstacle. Et quand les enfants ne sont pas stimulés, ça pose toutes sortes de problèmes. Mais une telle mesure est presque impossible à faire accepter par la classe moyenne.

Il y a également le taux de chômage des Maghrébines, qui est deux fois plus important que celui des natives du Québec, alors qu’elles sont scolarisées. Les prostituées, dont la majorité – même si un certain nombre d’entre elles peuvent y trouver leur compte – se font exploiter, et qu’il faudrait aider. Et comment ne pas parler des autochtones ? Même si un regard de Blanche sur elles, c’est toujours délicat. Le fossé entre nous est tellement grand qu’il nous faut être conscientes de notre discours colonialiste. Il reste que beaucoup d’entre elles sont occupées à survivre dans des conditions difficiles, comme des logements surpeuplés, où les risques de violence sont énormes… C’est un peu affolant qu’on n’ait pas réussi à progresser davantage là-dessus.

Dans nos rapports au pouvoir non plus…

On a eu une première ministre, bravo ! Quant à l’Assemblée nationale actuelle, on a reculé de cinq points. On plafonne entre 27 % et 33 %. Et qu’en est-il des femmes issues des minorités ethniques ? Il y avait les députées Fatima Houda-Pepin et Yolande James. Il n’y en a plus une seule alors qu’à Montréal une femme sur trois est issue de l’immigration. La députation féminine à Québec ne correspond pas à l’essence de la province. En ce qui concerne les mairies, nous en sommes à 17 %.

Dans les entreprises, les femmes détiennent 15 % ou 16 % des postes de pouvoir ou des sièges des conseils d’administration ; 20 % si on ajoute les sociétés publiques. À ce rythme-là, on atteindra la parité en 2085. Les autorités boursières vont obliger les entreprises à déclarer le nombre de femmes dans leur CA. C’est ce qu’on appelle la transparence. Ça a marché en Australie. Mais toutes les femmes s’entendent pour dire que, si les chiffres ne montent pas, il faudra imposer des quotas. Cette stratégie fonctionne sur le plan politique dans certains pays européens, souvent parce que les partis s’imposent eux-mêmes des quotas et que les autres formations ont tendance à suivre. Est-ce ce qu’il faudrait faire au Québec ? Nous n’avons pas une très forte culture du quota en Amérique du Nord…

Entendons-nous : les filles au pouvoir ne sont pas intrinsèquement meilleures que les gars, mais la diversité, la pluralité des regards sont bonnes pour la société. Par ailleurs, autant les hommes que les femmes préfèrent avoir un patron qu’une patronne. Ça veut dire qu’on ne nous voit pas encore dans des rôles de leadership. On dit qu’il faudrait que la politique change pour que les filles s’y engagent, mais, en même temps, si elles n’y vont pas, ça ne changera pas.

La politologue et juriste américaine Anne-Marie Slaughter a publié l’article Why Women Still  Can’t Have It All (Pourquoi les femmes ne peuvent pas tout avoir) qui a fait grand bruit en 2012. Photo: Getty Images

La politologue et juriste américaine Anne-Marie Slaughter a publié l’article Why Women Still Can’t Have It All (Pourquoi les femmes ne peuvent pas tout avoir) qui a fait grand bruit en 2012. / Photo: Getty Images

Qu’est-ce qui bloque à votre avis ?

Malgré les campagnes ou les organismes comme le Groupe Femmes, Politique et Démocratie, qui offrent des formations, les politiciennes viennent souvent de familles où l’engagement politique était présent. Le jour où l’on va accepter autant de femmes imparfaites que d’hommes imparfaits en politique, ça va aller mieux. Parce que le jugement porté sur les filles moins performantes est assez dur merci !

Cela dit, il faut que les femmes osent, qu’elles prennent des risques, autant dans les professions qu’elles choisissent que dans les défis qu’elles acceptent. Quand on m’a offert le poste de présidente du Conseil du statut de la femme, mes enfants étaient adolescents. Je savais qu’en embrassant cette carrière j’allais devoir vivre dans deux villes. Certains jours, je trouve ça compliqué, et j’ai perdu un peu de crédibilité auprès de mes enfants, parce que je suis moins souvent avec eux. Pour moi, c’est un deuil, mais je trouve que le défi en vaut la peine.

La politologue et juriste américaine Anne-Marie Slaughter [pour des raisons familiales, elle a renoncé à de hautes fonctions au département d’État à Washington en 2011] a dit que les femmes ne peuvent pas tout avoir. Moi, je dis que les femmes ne peuvent pas tout avoir en même temps. Quand mes enfants étaient petits, j’ai choisi de rester proche de la maison. Aujourd’hui, ils sont plus grands, je repars vers autre chose, j’explore un nouveau métier. Cela exige beaucoup d’énergie, mais c’est correct.

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