Reportages

Bangladesh : Des écoles qui font des vagues

Aller en classe à bord d’un bateau? C’est devenu le quotidien de milliers d’enfants, notamment de jeunes filles autrement promises à un mariage précoce.

Mita Khatun, 10 ans. Elle veut devenir policière. À l'arrière-plan : sa mère, Raosonara Parveen, qui est enseignante. Photo: Colleen Kimmett

Mita Khatun, 10 ans. Elle veut devenir policière. À l’arrière-plan : sa mère, Raosonara Parveen, qui est enseignante.
Photo: Colleen Kimmett

Impeccable dans son sarwal kameez (tunique pantalon), Mita Khatun, 10 ans, monte à bord de sa classe de quatrième année. « J’adore mon école ! » dit-elle, les livres serrés contre sa poitrine. « Le bateau vient nous chercher et nous reconduire, il y a un ordinateur et on peut même aller sur Internet ! »

Mita ne le sait peut-être pas, mais elle peut remercier bien fort l’architecte Mohammed Rezwan. C’est grâce à lui si, comme 2 000 autres jeunes, elle peut aujourd’hui fréquenter l’une des 20 écoles flottantes qui sillonnent le fleuve Gumani du samedi au jeudi (le vendredi étant jour de repos). « La principale cause de décrochage scolaire au Bangladesh est la mousson, dit-il. Elle détruit les routes et inonde les écoles, souvent fermées de juin à octobre. Comme les enfants ne pouvaient se rendre à l’école, j’ai pensé que l’école devait se rendre à eux. »

C’était en 1998. Le jeune architecte – il avait 22 ans – crée Shidhulai (du nom de son village natal) Swanirvar Sangstha, un organisme sans but lucratif. S’inspirant des nokas, embarcations traditionnelles bangladaises à fond plat, il dessine les plans de son premier bateau-école, qui pourra glisser sur des terres inondées et aller chercher les enfants devant leur porte. Au bout de quatre années de démarchage intensif, l’homme timide mais déterminé convainc des investisseurs de financer son projet. Et les communautés concernées d’y participer, car les bateaux sont construits sur place, avec des matériaux locaux.

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Les bateaux-écoles s’inspirent des nokas, embarcations à fond plat typiques du Bangladesh.
Photo: Abir Abdullah / Shidhulai Swanirvar Sangstha

En cette matinée de mi-novembre, la mousson semble bien loin. Le soleil tape dur. Dans la classe de Mita Khatun, une douce brise s’infiltre par les fenêtres à auvent. La salle est petite mais pas étouffante avec son plafond en arc de cercle et ses murs de bambou filtrant la lumière. Fixés sur le toit, des panneaux solaires alimentent l’ordinateur qui trône à l’avant de la classe. Ils rechargent aussi les batteries de lampes à kérosène recyclées. Prêtées aux familles en fin de journée, ces lanternes éclairent les enfants pendant qu’ils font leurs devoirs, à la nuit tombée (70 % de la population rurale n’a pas l’électricité). L’énergie solaire sert aussi à des séances de cinéma en plein air : sur une grande toile à voile, on projette des films éducatifs que les villageois regardent depuis la rive.

En pétaradant, le bateau file maintenant vers un dernier arrêt, où patientent trois fillettes et deux garçons. Le batelier arbore une épaisse barbe blanche qui témoigne d’une longue expérience. Le bateau restera ici trois heures, durée quotidienne de la classe. Le vieil homme raccompagnera ensuite les élèves chez eux puis mettra le cap sur d’autres villages, pour aller chercher ceux du groupe suivant. (Une embarcation accueille quatre groupes d’une trentaine d’enfants par jour.)

À bord, deux élèves sur trois sont des filles. Une avancée remarquable dans ce pays où, pour des raisons culturelles et religieuses, les familles répugnent à laisser ces dernières parcourir des kilomètres à pied pour se rendre en classe. Une école qui vient les chercher à la porte permet de vaincre ces résistances. Ce service ingénieux, primé par la Fondation du Qatar pour l’éducation (voir « Les prix WISE », en fin d’article), aide donc à réduire le nombre de mariages précoces, qui sont en baisse de 70 % dans les villages desservis par les écoles flottantes, mais encore fréquents au Bangladesh (voir « Mariées avant 15 ans », en fin d’article).

Chaque jour, les bateaux  accueillent quatre groupes d’une trentaine d’élèves chacun. La majorité sont des filles. Photo : Abir Abdullah / Shidhulai Swanirvar Sangstha

Chaque jour, les bateaux accueillent quatre groupes d’une trentaine d’élèves chacun. La majorité sont des filles.
Photo : Abir Abdullah / Shidhulai Swanirvar Sangstha

« Bien des parents estiment que le mariage est la meilleure façon d’assurer l’avenir de leurs filles, dit Mohammed Rezwan. Nous leur expliquons que l’éducation est la seule clé pour sortir de la pauvreté. » Dans le sillage des bateaux-écoles, les mentalités évoluent. « Au début, mes parents ne voulaient pas me laisser y aller : ils ne sont jamais allés à l’école et pensaient que ça ne me servirait à rien, raconte Mun Mun, 10 ans, haute comme trois mangues dans sa robe mauve. Mais j’ai insisté et maintenant ils sont très fiers de moi : je veux devenir médecin ! »

Au tableau noir, Raosonara Parveen, longue robe noire et voile fleuri, trace les lettres de l’alphabet bengali. Assis à de modestes tables de bois, les élèves le récitent en chœur, sans se laisser distraire par le vieillard maigrichon qui fait ses ablutions juste à côté, dans l’eau verdâtre du Gumani. En plus d’apprendre à lire et à compter, ils sont conscientisés au respect de l’environnement et de la biodiversité dans leur collectivité, et à l’impact de l’agriculture sur la pollution fluviale. Habitant l’un des villages voisins, Raosonara a fait 12 années d’études avant d’être recrutée par Shidhulai. « Ça fait huit ans que j’enseigne sur ce bateau. C’est un métier gratifiant, où je me sens respectée. » Pour rien au monde elle ne travaillerait dans l’industrie du vêtement où les conditions de travail sont misérables (en 2013, l’effondrement du Rana Plaza, à Dacca, la capitale, a causé la mort de plus de 1 100 ouvriers). « J’encourage mes élèves à étudier le plus longtemps possible. » Ceux-ci caressent d’ailleurs de grandes ambitions, rêvant de devenir ingénieur, policière, infirmière, médecin…

Comptabilité, nutrition, agriculture, les bateaux-écoles offrent aussi  des formations aux femmes adultes, souvent analphabètes. Et leur permettent d’améliorer leur vie. Photo : Abir Abdullah / Shidhulai Swanirvar Sangstha

Comptabilité, nutrition, agriculture, les bateaux-écoles offrent aussi
des formations aux femmes adultes, souvent analphabètes. Et leur permettent d’améliorer leur vie.
Photo : Abir Abdullah / Shidhulai Swanirvar Sangstha

Les femmes adultes, souvent analphabètes, ne sont pas laissées pour compte. À leur intention, Shidhulai a aménagé sept centres de formation dans des nokas. Elles s’y initient notamment à la comptabilité et à l’agriculture durable, au marketing, aux droits humains, à la nutrition. Cet après-midi, elles sont une trentaine (plusieurs accompagnées de jeunes enfants ou de bébés au sein) à suivre un cours sur de nouvelles espèces de canne à sucre, de riz et d’ail capables de résister aux inondations. Le professeur appuie ses explications par un diaporama PowerPoint qu’il présente sur un écran multimédia. Et, régulièrement, des chercheurs scientifiques s’adressent aux étudiantes en direct de Dacca, par vidéoconférence. « Le soir, on enseigne à nos maris tout ce qu’on a appris, dit Savur Jankhatun, 27 ans, anneau doré à la narine et voile chatoyant. Les femmes sont souvent de meilleures fermières que les hommes ! »

La vie de Savur, auparavant travailleuse agricole journalière, a changé du tout au tout depuis son inscription au centre de formation flottant, voilà deux ans. Par l’intermédiaire de Shidhulai (qui a conclu des ententes avec des propriétaires terriens), elle a obtenu un petit lopin de terre où elle et son mari cultivent leur propre canne à sucre. « Mes revenus ont augmenté alors que je travaille moins d’heures, dit-elle. Je ressens une grande paix intérieure. »

La vie dans cette région pauvre n’est pourtant pas un long fleuve tranquille. L’eau est certes un mode de vie, rythmant les activités quotidiennes – transport, bain, lavage de vaisselle… Mais elle est aussi une menace. Selon le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, 20 % de la surface du Bangladesh sera engloutie d’ici 2050 en raison du réchauffement climatique. Et 20 millions de personnes seront déplacées.

Ces prévisions préoccupent Mohammed Rezwan, mais l’architecte militant n’a pas l’intention de baisser les bras. Avec ses 110 bateaux – transformés non seulement en écoles mais aussi en bibliothèques (équipées d’ordinateurs et fréquentées notamment par 19 000 adolescents), cliniques médicales, abris anti-mousson –, son organisation vient déjà en aide à 90 000 familles. Un chiffre qu’il veut doubler d’ici cinq ans. « Comme nous n’aurons pas assez de terre pour accueillir les migrants climatiques, ceux-ci devront vivre sur l’eau d’une façon ou d’une autre. » Une idée qui devrait faire des vagues ailleurs sur la planète.

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Photo : Abir Abdullah / Shidhulai Swanirvar Sangstha

Les prix WISE

La Fondation du Qatar pour l’éducation, les sciences et le développement communautaire récompense chaque année six programmes éducatifs novateurs dans le monde. Dotés d’un montant de 20 000 $, ces prix sont remis lors du Sommet mondial sur l’innovation en éducation (WISE) dont la sixième édition se déroulera à Doha en novembre 2014. Lauréat d’un prix WISE en 2012, l’organisme Shidhulai a pu mettre sur pied de nouvelles écoles flottantes et accroître sa visibilité internationale, indispensable pour attirer des bailleurs de fonds.

Mariées avant 15 ans

« À 20 ans, les Bangladaises sont vieilles », décrète un dicton local. Cette croyance est toujours vivace dans ce pays où le taux de mariages précoces est l’un des plus élevés au monde. Sur trois adolescentes, une sera mariée avant 15 ans, et une autre avant de fêter ses 18 ans, selon le ministère bangladais de la Santé. Un phénomène qui touche davantage les zones rurales, mais qui sévit aussi en ville, y compris dans la capitale, Dacca

Dans ce pays pauvre et de tradition patriarcale, on confine souvent les filles à la maison. Et comme elles ne rapportent pas de revenus, on les considère comme un fardeau économique. Leurs parents voient donc dans le mariage un moyen de survie : une fois leur fille confiée à son époux, ils auront une bouche de moins à nourrir. Quant au mari – souvent plus âgé et choisi par le père –, il est perçu comme un protecteur. Une « protection » illusoire dans bien des cas.

Après les épousailles, les jeunes femmes doivent servir leur époux et leur belle-famille. Elles sont souvent traitées en esclaves et victimes de violence conjugale. Les complications de la grossesse et de l’accouchement sont la première cause de décès chez les 15 à 19 ans. Et les suicides ne sont pas rares : lors de notre reportage en novembre dernier, les quotidiens locaux rapportaient la mort d’une adolescente qui, après avoir fui son mari, s’était jetée sous un train avec sa fille de deux ans.

Pourquoi les marier si tôt ? D’abord en raison de la coutume ancestrale de la dot que les parents doivent verser à l’époux : plus la promise est jeune, moins le montant est élevé. Pour garantir leur virginité aussi : s’ils attendent trop longtemps, les parents craignent que leur fille n’ait une liaison amoureuse, devenant dès lors difficile à caser. Le Bangladesh interdit pourtant le mariage avant 18 ans pour les filles, et 21 ans pour les garçons – et ce, depuis 1929. Mais les autorités se montrent souvent laxistes, fermant les yeux sur la falsification des dates de naissance.

Les choses pourraient s’améliorer bientôt. En février dernier, le gouvernement a lancé une politique nationale contre les unions précoces. On mènera une vaste campagne de sensibilisation à travers le pays. Et les extraits de naissance seront obligatoires, de sorte qu’il ne soit plus possible de trafiquer l’âge des épousées. En attendant, Mohammed Rezwan continue de sauver du mariage des centaines de fillettes, un bateau à la fois.
—> À lire : Le reportage Rwanda : aimer un enfant du viol.

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