Reportages

Cancer du sein : les dessous du ruban

Le ruban rose est partout. Il permet d’amasser des millions de dollars pour le cancer du sein. Coup d’oeil sur le phénomène.

Un revolver contre le cancer du sein? C’est ce que propose l’armurier américain Smith & Wesson. Depuis 2008, l’entreprise commercialise un 9 mm à la crosse rose. Avec, dans le viseur, la promesse de donner une fraction des profits à un organisme de bienfaisance consacré à cette cause…  

Ce pistolet n’est que l’un des milliers d’articles roses vendus aujourd’hui au nom du cancer du sein. Des soutien-gorge, des produits de beauté, bien sûr. Mais aussi du lave-glace, des grattoirs à neige, de l’essence et des barquettes de champignons – surtout en octobre, mois de la sensibilisation au cancer du sein, mais également le reste de l’année.

Devenu le symbole planétaire de la lutte contre cette maladie, le ruban – et même la simple couleur rose – a permis à des organismes de bienfaisance d’amasser des millions de dollars pour financer la recherche et informer le public depuis une vingtaine d’années.

C’est une Américaine de 68 ans, Charlotte Hayley, dont la fille, la soeur et la grand-mère avaient été atteintes du cancer  du sein, qui, la première, a eu l’idée de sensibiliser le grand public à cette cause. Au début des années 1990, elle vend des rubans de couleur pêche accompagnés d’une carte mentionnant le peu d’argent investi dans la recherche sur cette maladie aux États-Unis. Intéressé par le concept, le géant des cosmétiques Estée Lauder propose une entente à cette militante, qui la refuse. Après négociation, Estée Lauder décide alors de changer de couleur et de mettre en vedette le ruban devenu rose dans une collection de produits en 1992. L’année suivante, l’entreprise crée la Breast Cancer Research Foundation (Fondation pour la recherche sur le cancer du sein), qui a alloué plus de 30 millions de dollars à 172 chercheurs en 2010. Elle orchestre également une campagne de sensibilisation internationale. Avec notamment l’illumination en rose, chaque mois d’octobre depuis 2000, de centaines de monuments et de sites comme les chutes Niagara, l’Opéra de Sydney, en Australie, la Tokyo Tower, au Japon…

Gagnant-gagnant
Acheter un article en sachant qu’une partie de l’argent sera versée à une cause comme le cancer du sein est séduisant. C’est un moyen facile de faire le bien sans avoir à envoyer un chèque, à faire du bénévolat ou à courir un marathon. Touchante, cette cause est aussi prisée des entreprises à qui elle permet de véhiculer une image citoyenne positive.

Pour devenir des partenaires roses, les sociétés doivent généralement faire un don minimal, qui diffère d’un organisme à l’autre – 8 000 $ à la Fondation du cancer du sein du Québec (FCSQ). Depuis trois ans, 20 % des revenus de l’organisme québécois proviennent de 22 partenariats commerciaux tissés avec toutes sortes d’entreprises, d’Ultramar à Jean Coutu en passant par Van Houtte.

Depuis 1994, la Fondation a ainsi amassé plus de 40 millions de dollars dont la moitié a été versée à la recherche. Le reste est réparti entre des programmes de promotion sur la santé du sein (sensibilisation, éducation, soutien aux femmes atteintes) et en différentes subventions pour des services à la communauté. Parmi les projets de cette année : le financement (400 000 $) de deux unités itinérantes de mammographie circulant dans les régions éloignées – de Fermont à Blanc-Sablon. Baptisées Clara et Sophie, ces unités permettent d’offrir des services de dépistage à des femmes qui autrement en seraient privées.

Regroupant 50 partenaires commerciaux (popcorn Kernels, papier hygiénique Cashmere, Pepsi…), la Fondation canadienne du cancer du sein (FCCS) récolte bon an mal an 4 millions de dollars grâce à la vente de produits roses. S’y ajoutent 2 millions de dollars provenant d’autres programmes – comme les commandites recueillies pour son événement annuel, La Course à la vie CIBC.

Depuis sa création en 1986, la FCCS a alloué plus de 120 millions de dollars en subventions pour la recherche mais aussi pour la promotion de la santé et des programmes de sensibilisation. Les critères de sélection des entreprises partenaires varient d’un organisme caritatif à l’autre. Rethink Breast Cancer – basé à Toronto et voué aux femmes de 40 ans et moins – ne s’associe, par exemple, à aucune boisson alcoolisée. « Nous ne voulons pas encourager la consommation d’alcool, qui fait partie des facteurs de risques connus », dit Alison Gordon, VP stratégie, marketing et communications. La FCSQ, elle, n’y voit aucun inconvénient. Elle compte parmi ses partenaires l’importateur vinicole Vincor pour une gamme de rosés vendus en épicerie. Depuis 2005, ce dernier a versé 150 000 $ à la Fondation, l’objectif étant d’amasser 200 000 $ d’ici la fin de l’automne 2011.

Par contre, l’organisme québécois refuse les partenaires qui souhaitent dénuder le corps féminin dans leurs pubs, alors que l’association torontoise Rethink Breast Cancer s’en sert… avec un clin d’oeil. En 2009, la vidéo de son Boobyball (Le bal des nichons) annuel montrait une femme en bikini dont l’opulente poitrine faisait tourner les têtes. Son message – « You know you like them. Now it’s time to save the boobs » (« Vous aimez les nichons. Sauvez-les maintenant ») – a fait un tabac sur YouTube.

Le ruban rose, repris par de nombreuses sociétés et fondations dans le monde, se décline aujourd’hui en d’innombrables logos – celui de la Fondation du cancer du sein du Québec (FCSQ), par exemple, est entouré de petits points verts – tous protégés comme des marques commerciales.

Cette multiplication a de quoi confondre les consommateurs les plus avisés. Et rien n’empêche une société de rosir sa marchandise – le rose étant désormais presque automatiquement associé au cancer du sein. « En ce moment, l’anarchie règne, observe Daniel Asselin, président d’Épisode, société québécoise spécialisée dans la collecte de fonds. Le risque d’ »écœurantite » est là. Coller le ruban rose, ou tout autre logo d’une organisation philanthropique, trop souvent, et sur trop de bébelles, va finir par lasser. »

Pinkwashing?
De plus en plus de voix s’élèvent, aux États-Unis et au Canada anglais surtout, contre ce qu’on commence à appeler l’industrie du ruban rose. Et contre les pinkwashers, comme on surnomme les compagnies qui disent se soucier du cancer du sein mais dont les produits « roses » contiennent des ingrédients jugés toxiques, voire susceptibles de causer la maladie, comme les aliments gras et sucrés.

La chaîne de fast food Poulet frit à la Kentucky (PFK), par exemple, s’est attiré des critiques avec son pink bucket lancé en 2010 aux États-Unis. Le public a néanmoins mordu à la promesse du colonel Sanders – vêtu d’un costume rose pour l’occasion – de donner 50 cents par baril vendu à la Fondation Susan G. Komen for the Cure, l’un des plus importants organismes consacrés de lutte contre le cancer du sein aux États-Unis. Servi durant deux mois, le baril rose a permis à PFK de remettre un chèque de 4,2 millions de dollars à la fondation. Un record. Et un parfait exemple de pinkwashing aux yeux de l’association Breast Cancer Action (BCA), basée à San Francisco.

Que faut-il en penser? Faut-il fustiger l’entreprise qui verse un chèque pareil à « la cause »? La blâmer de s’en servir pour embellir son image et se racheter parce qu’elle vend de la malbouffe? Ou au contraire se féliciter que les calories vides (qui, roses ou pas, se vendent très bien, merci) puissent au moins servir à quelque chose d’utile quelque part?

Pour alerter les consommateurs sur ce phénomène et inciter les entreprises à la transparence, BCA a lancé en 2002 la campagne Think Before You Pink (Réfléchissez avant d’acheter rose). L’association encourage le public à se poser des questions avant de se procurer ce genre de produits.

Le ruban fait du cinéma
La cinéaste Léa Pool présente ces jours-ci, au Festival international du film de Toronto, un documentaire intitulé Pink Ribbons, Inc. Il s’inspire de l’essai publié sous le même titre (University of Minnesota Press, 2006) par une professeure en santé et études féministes à l’Université Queen’s de Kingston. On y montre le point de vue de figures importantes dans le monde du ruban rose, dont Nancy G. Brinker, fondatrice et PDG de la Susan G. Komen for the Cure, celle-là même qui a bénéficié de la campagne rose de PFK, et du Dr Marc Hurlbert de l’Avon Foundation Breast Cancer Crusade.

 

5 questions à se poser avant d’acheter rose

  1. Quelle portion de votre achat va vraiment au cancer du sein? Est-ce suffisant par rapport au prix de l’article?
  2. L’entreprise a-t-elle fixé un maximum au-delà duquel elle cesse sa contribution peu importe le montant récolté?
  3. Comment les fonds sont-ils recueillis? Est-ce que mon achat garantit une contribution à la cause?
  4. À quelle organisation l’argent est-il versé? Quel type de programme celle-ci soutient-elle?
  5. Consommer ce produit est-il un facteur de risque?

(Source : Breast Cancer Action, campagne Think Before You Pink.)

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