Reportages

Quand c’est elle qui fait le cash

Au Québec, dans un couple sur quatre, la femme gagne plus que son conjoint. Une tendance qui pourrait devenir la norme. Et révolutionner le couple.

Kourosh Keshiri

Une femme qui gagne plus que son conjoint. Où est le problème? Nulle part… jusqu’au jour où la femme, c’est nous. C’est ce qu’a constaté Suzanne Doyle-Morris, coach de carrière à Londres, quand trois femmes soutiens de famille sont venues la consulter à tour de rôle. La première s’était vu offrir une promotion à l’étranger, mais comptait la refuser – elle n’envisageait pas de déménager sa famille pour des raisons de carrière. Si la deuxième était ravie de la prime qu’elle venait de toucher, elle prévoyait ne pas en révéler le vrai montant à son mari. La troisième, enfin, se plaignait d’être fatiguée. Difficultés au travail ? Mais non ! « Ce qui m’épuise, dit-elle, c’est le deuxième quart, quand je rentre à la maison. »

Pendant des jours, Suzanne Doyle-Morris a tourné et retourné dans sa tête ce qu’elle avait entendu. Puis elle s’est mise au travail. Elle a publié l’automne dernier Female Breadwinners – How They Make Relationships Work and Why They Are the Future of the Modern Workforce (Wit & Wisdom Press) (Femmes soutiens de famille – Nouvelle dynamique de couple et révolution sur le marché du travail).

Au cours des 35 dernières années, la proportion de femmes qui gagnent plus que leur conjoint a fait des bonds prodigieux – de 11 % en 1976 à 31 % en 2009, selon Statistique Canada. Aux États-Unis et en Grande-Bretagne, cette proportion est passée de 1 sur 10   à 1 sur 3 en l’espace de 40 ans.

« Il n’y a pas de raison qu’on ne franchisse pas la barre des 50 % », dit Liza Mundy, journaliste au Washington Post, qui de son côté est l’auteure de The Richer Sex – How the New Majority of Female Breadwinners is Transforming Sex, Love and Family (Simon & Schuster) (Le sexe riche – Comment la vague de femmes soutiens de famille transforme les rapports au sexe, à l’amour et à la famille). La journaliste et de nombreux observateurs se demandent si ce phénomène n’est pas en train de devenir la norme.

C’est fort possible. Les femmes comptent aujourd’hui pour près de la moitié de la main-d’oeuvre – elles ont même dépassé les hommes en 2009 et 2010. La plupart des familles ont deux revenus, et les femmes ont vu leur nombre d’heures travaillées ainsi que leur salaire augmenter. Elles obtiennent la majorité des diplômes (premier, deuxième et troisième cycles) et occupent dorénavant des emplois bien rémunérés en médecine, en droit, en gestion, en finance. En même temps, les dernières récessions ont surtout frappé les hommes, majoritaires dans les domaines plus durement touchés, comme l’industrie de la construction et le secteur manufacturier. Conséquence : « Les normes d’équité changent, dit Sean Lyons, professeur de gestion à l’Université de Guelph. On ne considère plus le modèle de l’homme soutien de famille comme désirable, mais comme une situation qui relève des circons­tances. »

De nombreux ménages misent désormais sur le partenaire avec le plus grand potentiel de revenu, alors que l’autre assume les tâches domestiques. « Pendant longtemps, rappelle Liza Mundy, les féministes ont dit que le mariage idéal, c’était 50-50 : femmes et hommes travaillant un même nombre d’heures et contribuant à égalité aux travaux ménagers et aux soins aux enfants. » Mais les familles qui fonctionnent bien avec la femme comme soutien financier « sont celles qui se sont aperçues que, pour que l’un puisse vraiment réussir, l’autre doit prendre moins de place. Et dans leur cas, ç’a été l’homme. »

Plus riches, mais pas plus libérées
Le jour même où Suzanne Doyle-Morris mettait le point final à son manuscrit, son mari a perdu son travail. « Tout un choc, se rappelle-t-elle un an plus tard. Je lui ai dit : “Ça va, tu as été un soutien formidable jusqu’ici et c’est mon tour. Ne t’inquiète pas, je m’occupe de tout.” En même temps, j’étais terrorisée. » Malgré toutes ses recherches sur les femmes soutiens de famille, la coach n’avait aucune idée de ce qui l’attendait.

Tout comme Suzanne Doyle-Morris, la plupart des femmes ne se retrouvent pas dans cette situation par choix mais parce que leur conjoint perd son emploi, tombe malade, est victime d’un accident ou travaille dans un domaine moins lucratif. Mais peu importe les circonstances, elles partagent certains traits, selon une étude publiée en 2010 dans la revue Sex Roles. Elles tiennent à leur indépendance et à leur avancement, et aiment être en contrôle. Elles apprécient la contribution de leur partenaire, mais subissent tout de même de la pression et éprouvent de l’inquiétude, de la culpabilité et du ressentiment.

La femme soutien de famille continue de s’acquitter de la majeure partie des tâches ménagères. Elle craint de passer pour une mauvaise mère parce qu’elle n’a pas le temps de faire partie du comité d’école ou de cuisiner des barres granolas. Elle souffre de l’amertume de son conjoint qui se sent menacé, ou alors prend grand soin de camoufler son statut de soutien de famille. Bref, malgré son autonomie financière chèrement acquise, elle n’est pas encore tout à fait libérée.

« De tout temps, dit Linda Duxbury, professeure de gestion à l’Université Carleton, à Ottawa, les hommes ont rapporté l’argent et les femmes ont géré la maison. Selon le nouveau mo-dèle, les femmes rapportent l’argent et gèrent la maison. La transition sera terminée le jour où les femmes rapporteront l’argent et que les hommes géreront la maison. On n’en est pas là. »

Défis à l’horizon
Maryse, mère de deux enfants, occupait un poste de cadre supérieur dans une entreprise. Son mari, artiste, était toujours entre deux contrats. Les responsabilités de Maryse au travail avaient beau se multiplier, son homme n’en faisait pas plus à la maison. Le couple a fini par engager une gouvernante. Même là, il l’appelait parfois au bureau pour lui demander ce qu’elle avait prévu pour le souper. Un jour qu’elle le priait d’acheter un costume d’Halloween pour leur petit, il lui a balancé : « Ce n’est pas plutôt à toi de t’occuper de ça? »

Sans surprise, le mariage de Maryse n’a pas duré. Et le fait d’être soutien de famille lui a facilité les choses. « J’avais les ressources nécessaires pour faire ce que je voulais de ma vie, dit-elle, ce qui n’est pas donné à toutes les femmes. »

Anouk (nom fictif), directrice financière dans une grande société, touchait 10 fois plus que son mari, employé dans le secteur public. Ils étaient parents de deux enfants et leur couple fonctionnait à merveille. Qui portait le pantalon? « Je portais une jambe et lui l’autre, dit Anouk. La situation était très équitable. » Malgré tout, ils sentaient peser sur eux les préjugés. Quand son mari l’accompagnait à des activités sportives organisées par l’entreprise où elle travaillait, les gens se présentaient à lui. « Il leur répondait : “Heureux de faire votre connais­sance, mais je crois que c’est à ma femme que vous voulez parler.” »

Pour se mettre à l’abri du jugement des autres ou pour gérer leur propre malaise, plusieurs ménages cachent leur façon de fonctionner. À la fin des dîners en société, raconte
Suzanne Doyle-Morris, le mari sort sa carte de crédit. Mais c’est sa femme qui paie le solde de la carte.

Selon une étude canadienne, lorsque la femme gagne davantage, le mari règle les factures à même un compte conjoint ou alimenté par elle. Si ce dernier travaille à temps partiel ou reste à la maison, sa femme va lui trouver un « titre ». « Je dis que mon conjoint est peintre et décorateur, confie une cliente de Suzanne Doyle-Morris. Alors qu’il travaille une journée tous les trois mois, et le plus souvent grâce à un contrat que je lui ai déniché. » Gillian Ranson, professeure de sociologie à l’Université de Calgary, ajoute : « J’ai parlé à des pères au foyer qui faisaient de grosses rénovations chez eux. Souvent, les hommes insistaient beaucoup sur leurs occupations masculines, même si ce sont eux qui prenaient soin des enfants. »

Un autre type de difficulté peut également survenir. Une étude présentée à l’American Sociological Association en 2010 indique qu’un homme qui dépend entièrement de sa femme sur le plan financier est cinq fois plus susceptible de la tromper que s’il gagne autant qu’elle ; il est moins susceptible de le faire si elle gagne 25 % de moins que lui. « Certaines femmes sont rejetées par leur conjoint dès que leur salaire dépasse le sien. L’intimité dans le couple en souffre, dit Liza Mundy. Si la femme ne sent pas qu’elle peut partager son succès, un fossé va se creuser entre les deux. »

Survivre à la tendance
Les experts s’entendent : oui, les défis auxquels font face ces couples sont nombreux, et ceux qui réussissent ont su se libérer des rôles traditionnels. Ils savent que la situation peut changer selon la conjoncture économique. Pour eux, l’épanouissement personnel prime : quand chaque membre de la famille est heureux, tout le monde en profite.

Étonnamment, bien des jeunes femmes ne peuvent s’imaginer en soutien principal de leur future famille. Peut-être croient-elles que d’ici à ce qu’elles forment un couple, les femmes et les hommes seront égaux à tous points de vue…

« Les couples doivent s’adapter à cette réalité, dit Suzanne Doyle-Morris, plutôt que de penser que ça ne leur arrivera jamais. Parce que oui, ça pourrait leur arriver! » Comme ç’a été le cas pour elle… [C.G]

Éditions Rogers. Traduction: Suzanne Raymond.

2 hommes réagissent
Leurs chéries gagnent plus. L’un aime bien, l’autre moins.

Ça ne le dérange pas, sauf que…
Il y a trois ans, au début de la relation,  Tina Fournier-Ouellet gagnait à peine plus que son conjoint. Mais la progression de la jeune femme a été si rapide que l’écart n’a cessé de se creuser depuis pour atteindre le double. « Je n’ai pas l’impression que ça le dérange, relate la femme de 28 ans, conseillère en communication dans le secteur financier. Mais il ne m’en parle pas trop! »

À nous non plus… Le journaliste sportif de 27 ans refuse de nous rencontrer et même de dévoiler son nom. Par l’entremise de Tina, il a tout de même accepté de livrer ses impressions. Il ne voit « aucun problème » à ce qu’elle ait un revenu supérieur au sien, mais il a tout de même hâte de gagner autant. « Il n’apprécie pas que l’un doive débourser plus que l’autre, dit-elle. Il souhaiterait que ce soit 50-50. »

Tout récemment, les deux tourtereaux ont emménagé dans leur première maison, en banlieue de Québec. Leur choix s’est fait en fonction de la capacité de payer de chacun (« Je ne voudrais pas que mon chum soit pris à la gorge »). Chacun assume sa part (hypothèque, électricité, épicerie) au prorata de son salaire. Enfin, pas tout à fait. « Je ne couvre pas les deux tiers des frais communs », précise Tina. Chose certaine, elle dépense plus que son compagnon pour ses loisirs et ses effets personnels.

Mais elle a aussi tendance à modérer ses « goûts de luxe » et à faire des compromis. Ou alors, à payer la différence. « Je dois toujours tenir compte du fait que mon conjoint n’a pas le même pouvoir d’achat. » Autrement, la différence salariale n’a aucune incidence sur leur vie amoureuse et sexuelle, assure Tina en riant. « On est deux têtes fortes et chacun prend sa place! »

Question ménage, la charge penche un peu plus du côté de Tina. Elle prend l’initiative, lui le relais. « On travaille tous les deux beaucoup, mais lui plus que moi. Comme j’ai davantage de temps, j’en fais plus à la maison. »
Sent-elle la responsabilité financière du foyer peser sur ses épaules? Sans doute. « Si je perdais mon emploi, on se retrouverait devant un gros défi, avoue-t-elle. Et plus encore si on avait des enfants. »

La « boss », c’est elle!
Au resto, Lionel du Souich pousse invariablement la facture du côté de sa partenaire. Et chaque fois qu’il fait un appel pour obtenir une soumission, il raccroche en disant : « Je vous reviens, laissez-moi en parler d’abord avec la boss ».

La « boss », c’est Manon Lapierre, son amoureuse, sa complice depuis 15 ans, avec qui il a eu des jumeaux, une fille et un garçon. Et celle qui tient les cordons de la bourse.

De tout temps, c’est Manon qui a fait le gros salaire – de deux à trois fois celui de son conjoint. « Lionel n’est pas carriériste, moi, oui », reconnaît d’emblée la directrice de relations publiques. Avec l’arrivée des enfants, il y a cinq ans et demi, le couple a pu apprécier (et lui accepter) encore mieux la situation. « Pendant mon congé de maternité, il était sans emploi, évoque Manon. Heureusement d’ailleurs, en un sens, parce qu’on avait deux bébés, dont un handicapé. »
 
Aujourd’hui représentant des ventes, Lionel bénéficie d’un horaire stable qui lui permet d’être très présent à la maison. « Les premières années, Manon était tout le temps partie pour le travail, se souvient-il. J’ai mis au point un rituel avec les enfants. »

Peu d’amies de la jeune femme auraient choisi un partenaire qui gagne moins qu’elles. Qu’importe. Aux yeux de Manon, le salaire n’était pas un critère. « Je savais que c’était un bon gars, un futur mari incroyable et qu’il ferait un père de famille en or. » Elle ne s’est pas trompée. Que de fois lui a-t-il dit : « On mise sur ta carrière » – ce que peu d’hommes sont encore prêts à faire. « Si demain elle décidait de partir à Genève pour l’entreprise, je la suivrais avec les petits. »

Le genre de sacrifices qui, reconnaît-il cependant, peut être frustrant. « Celui qui a l’argent exerce un certain contrôle sur les dépenses, observe-t-il. Je ne peux pas revenir avec une télé HD en disant : “Regarde, chérie, ce que j’ai acheté!” Il faut que ça passe au conseil – qui a droit de veto! »

De son côté, Manon s’assure que Lionel ne sera pas mal pris à la fin du mois, et elle met des sous de côté pour lui… qui ne semble même pas au courant. « Je n’ai pas de placements, c’est elle qui pense à notre retraite! » Une situation insécurisante pour Lionel, qui, étonnamment, ne cherche pas à la changer. « Avec l’argent viennent les responsabilités. »

À l’inverse, Manon voit dans la situation un côté très libérateur. « On ne se sent pas prise en charge par quiconque. On n’a pas à justifier ses dépenses. Et si quoi que ce soit arrivait au couple, on ne se retrouverait pas le bec à l’eau. Ça donne beaucoup de pouvoir et de liberté, même si la responsabilité est grande. » Là où le bât blesse, à son avis, c’est du côté du sacro-saint instinct maternel, qui fait se sentir coupables les femmes. « Ça m’a pris un certain temps à gérer ce sentiment, dit-elle. Je ne peux pas être excellente partout. » La liberté et la culpabilité. Un mélange doux-amer… [M.T]

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