Reportages

Sois grosse et tais-toi

« Plus une femme prend de place, plus elle en a dans le cœur de son homme », dit l’adage. En Mauritanie, on aime les femmes très grasses. Tellement qu’on gave les fillettes.

Zeinabou Hmédana est assise sous la tente traditionnelle des nomades, un gros bâton à la main. En face d’elle, cinq fillettes de 6 à 10 ans sont alignées. Elles doivent avaler le contenu d’une immense calebasse de lait de chamelle. Sinon, elles se feront battre et elles le savent. Chaque jour, du matin au soir, Zeinabou les oblige à vider 10 bols de deux litres chacun. Elles s’exécutent. Sans oser rechigner.

La femme d’une cinquantaine d’années n’est pas une tortionnaire. Elle connaît bien les douleurs de ce traitement : elle-même l’a subi dans sa jeunesse. « C’est nécessaire de passer par là pour trouver un bon mari », dit-elle.

Le gavage est une tradition dont les origines demeurent incertaines. Elle remonterait à une époque où les pillards étaient nombreux. Plus les femmes étaient grosses, plus c’était difficile de les kidnapper. Leur poids constituait donc une sécurité.

Le gavage subsiste encore au Niger, dans le nord du Mali, et surtout en Mauritanie, en Afrique du Nord. Nous sommes en pleine steppe désertique, à Tamourt Deiahi, hameau mauritanien abritant une vingtaine de familles. Les moutons broutent le peu de verdure laissée par une pluie exceptionnellement abondante cette année.

Pendant les vacances scolaires, de petites citadines sont envoyées ici pour prendre du poids. Elles n’ont pas le droit de jouer dehors, ni même de bouger. Seule activité permise : boire du lait. Si une des petites vomit, la « gaveuse » la pince.

D’autres, comme Fatma Mint Abdoullah, coincent le pied ou la main des enfants entre deux bouts de bois qu’elles pressent fortement – pour les distraire de leurs nausées.

Après quatre mois de ce régime, l’estomac s’agrandit. Les fillettes peuvent alors avaler de grandes quantités de lait sans y être forcées. Mais les protégées de Zeinabou n’auront pas assez de quelques semaines de vacances pour se rendre à ce stade. Elles reviendront…

Fatma Mint Abdoullah, la soixantaine, est aussi passée par là durant l’enfance. Elle se souvient de la douleur, mais en garde une certaine fierté. « Quand je suis revenue à la maison, un chameau ne pouvait pas me porter. J’étais très belle et très grosse », dit-elle. Chez les Maures, une femme grasse est considérée comme noble et élégante. Les canons sont précis : elle doit avoir du gras jusqu’aux poignets et aux chevilles. Des avant-bras bien dodus sont perçus comme la quintessence de la beauté.

Une santé en danger
Ce n’est pourtant pas seulement une question de beauté, précise Mariem Mint Ahmed Sabar, spécialiste des questions féminines au Fonds des Nations unies pour la population. « Gavage, mariage précoce, mutilations génitales : tout est lié. Le gavage donne des formes de femme aux fillettes. On le faisait pour qu’elles puissent se marier le plus jeune possible. » Épouser une fille prépubère, c’est une façon, pour un homme, de s’assurer une épouse docile à ses côtés. Pour la famille de la fillette, c’est une bouche de moins à nourrir.

Aujourd’hui, cette pratique disparaît peu à peu. « Mais il y a encore des poches de résistance. C’est là où le taux de scolarisation des filles est le plus bas que persistent gavage et mariage précoce », reprend Mariem Mint Ahmed Sabar.

Des générations de Mauritaniennes portent les séquelles du gavage : hypertension, diabète, troubles cardiovasculaires, problèmes articulaires. Au moment de la grossesse, les risques de complications sont grands, surtout chez les très jeunes mères. La Mauritanie a un des taux de mortalité maternelle les plus élevés du monde, soit 55 décès pour 1 000 naissances. Au Sénégal, pays voisin, ce taux est de 41. Il est de 0,12 au Canada.

Avec l’aide des médicaments
La tradition meurt doucement, mais la pression sociale est toujours là. Les Mauritaniens fantasment sur les femmes bien en chair. « Regarde là-bas, elle, elle est vraiment belle », s’exclame un chauffeur de taxi en montrant du doigt une dame aux formes généreuses qui se déplace en claudiquant.

Des jeunes choisissent donc de prendre du poids en ayant recours à la voie rapide : les médicaments. Une pratique taboue, mais répandue. Charifa, 17 ans, et Mariam, 14 ans, qui habitent Nouakchott, la capitale, disent timidement ne pas prendre de ces médicaments. Mais ces chétives adolescentes savent où s’en procurer. Elles nous emmènent au marché où on peut trouver – dans la poussière et exposé au soleil – tout ce qu’il faut pour gagner des hanches et des fesses : cortico­stéroïdes, cyproheptadine, stéroïdes vétérinaires… Un tel assortiment ne coûte pas plus de 500 ouguiyas (1,75 $).

« On n’a pas de données fiables sur le sujet. Il faut vivre ici pour saisir l’étendue du problème. Les femmes sont igno­rantes du danger, explique Mariem Mint Ahmed Sabar, de l’ONU. Chaque année, au Centre hospitalier national de Nouakchott, on compte des dizaines d’admissions à cause de produits utilisés à mauvais escient. »

Un combat au féminin
Dans les années 1960 et 1970, les mouvements féministes ont beaucoup fait pour lutter contre le gavage. Plusieurs campagnes gouvernementales ont aussi tenté de conscientiser les familles. Mais les mentalités n’ont commencé à changer que récemment.

Avant, le gavage était un signe de prestige. Aujourd’hui, c’est l’éducation qui en est un, estime la députée Aminetou Mint Maouloud. « On maintenait les jeunes filles dans un état de débilité. Comme on les gavait et qu’on les forçait à ne pas bouger, elles ne recevaient aucune stimulation. Elles devenaient bêtes », dit-elle. Puis, après une intégration progressive des filles à l’école, l’État a rendu obligatoire l’instruction des enfants de 6 à 14 ans, en 2001. Plus scolarisées, les Mauritaniennes ont pris leur destinée en main, ont opté pour des métiers, se sont lancées en affaires. Par le fait même, les mariages précoces et le gavage ont perdu en popularité.

À la campagne, c’est le climat désertique qui a mis un frein à ces coutumes. Comme au village de Mahjoub, dans la région du Brakna, dans le sud-ouest du pays. Toutes les femmes de plus de 35 ans ont été gavées, mais pas leurs cadettes. Les membres de la famille d’Ahmed Mahmoud Ould Alioune, allongés sur les coussins de la tente familiale, ont choisi d’en rire. « Elles étaient tellement grosses qu’elles étaient incapables de se lever », raconte ce paysan à la tête d’une famille nombreuse.

Son épouse Fatoumatou confirme. « On a cessé parce qu’on avait besoin qu’elles travaillent, explique-t-elle. Notre région a été durement frappée par la sécheresse des dernières décennies. » Chaque bout de nourriture doit être arraché au sol aride. Même si Ahmed avoue aimer toujours les femmes rondes, il préfère celles qui contribuent à nourrir leurs proches…

N’en déplaise au vieil homme, les critères de beauté sont en train de se modifier en Mauritanie – surtout en ville – sous l’influence des médias étrangers. Ici aussi, on veut se mettre en forme! Au Stade olympique de Nouakchott, à la fin du jour, quand la chaleur cède la place à un peu de fraîcheur, des femmes viennent marcher d’un pas rapide. Lorsqu’elles sont entre elles, elles enlèvent leur voile et n’hésitent pas à bouger.

De plus en plus de Mauritaniennes désirent être bien dans leur peau, selon Vavit Mint Baba, directrice d’un centre sportif. « On n’a pas éduqué les femmes à faire du sport, souligne-t-elle. Les plus âgées viennent sur recommandation de leur médecin. Mais les plus jeunes viennent pour le plaisir. »

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