Société

Selon Alexandre Jardin

Devenir un bloc de vérité.

Photo: C Bertini

Photo: C Bertini

Jusqu’à 46 ans, j’ai mené la vie d’un autre. Celle d’un rieur sans joie qui s’accommodait fort bien de ses masques. J’avais décidé d’être heureux au lieu de l’être. Une partie de moi, incapable de jouir, ne vivait pas. Dissimulé dans la lumière du succès littéraire et coincé dans des chagrins insolubles, j’ignorais que l’on pût être véritablement soi à longueur d’année. Un bloc de vérité. Jamais je n’avais imaginé qu’il fût envisageable de vivre sans « angle mort », en assumant à tous risques ce que l’on est.

Puis vint le big-bang, la fin de mon racornissement et peut-être… le début d’un bonheur réel qui ne se trouve qu’en devenant absolument réel ! En janvier 2011, la tête en feu, je cessai de faire le malin en publiant un petit livre intitulé Des gens très bien. Un récit difficile qui commença à me recommencer. Mon existence en fut décapée, remodelée, vivifiée. Dans ces pages irréversibles, je quittai l’île enchanteresse de notre famille divertissante pour aborder franchement la terre ferme de notre vérité. Brûlant la légende, je regardai enfin avec la bonne focale un effroyable secret de famille. Mon grand-père paternel, installé au sommet du pouvoir durant la Deuxième Guerre mondiale, avait bien participé au pire en assumant une poli­tique antisémite abjecte et criminelle. C’est ainsi.

En osant ce texte curatif, presque impossible à digérer par les miens, je consentis à regarder en face l’angle mort des Jardin. Par cette purge littéraire, je me désolidarisai d’une tribu frappée de cécité depuis plus d’un demi-siècle. Avec l’espoir fou – récompensé – de lessiver notre mé­moire et l’ADN transmis à mes cinq enfants. À l’âge où s’éteignit mon propre père, je cessai soudain de vivre « à côté » de moi, dans un simulacre de gaieté.

Grâce à cette publication, je fis une plongée au cœur des secrets de mes contemporains. Ce que je n’avais absolument pas prévu. Ce fut une naissance : douloureuse, magnifique. Par courrier, dans la rue ou les cafés, on cessa soudain de s’adresser au personnage que j’avais joué jusque-là pour me parler vraiment. En engageant dans ces rencontres une bouleversante confiance. Comme si j’avais été le psy gratuit d’un pays, une oreille tendue vers tous ses silences. D’innombrables personnes, remuées par mon désarroi et peut-être stimulées par ma transgression, se mirent à me livrer la réalité de leur clan. Une déferlante d’aveux effarants ! L’espace d’une demi-année, je fus ainsi plongé dans une authenticité radicale qui me donna le goût de vivre autrement : sans filtre. Dans cette joie simple et difficile à la fois qui jaillit lorsque les masques tombent. Au plein soleil de la grande sincérité. À leur insu, ces gens – lecteurs ou non – ont désensablé la source de vie qui est en moi.

C’est ainsi, au milieu de ce pullulement de confessions qui surgissaient de toutes parts, que j’ai découvert le faramineux bonheur qui nous tombe dessus lorsqu’on se met à vivre sans angle mort. En essayant – avec courage – de devenir un soliste de la vérité ! Révéler l’indicible nous rend à notre joie fondamentale. Renoncer à notre personnage social change la vie de tous les jours en une aventure. Faire basculer les siens dans la lucidité donne une saveur inouïe à cette chose ennuyeuse qu’on appelle le quotidien. Notre cécité et nos oreilles bouchées tuent notre gaieté naturelle. Vivre sans déni est une fête, certes dangereuse mais qui vaut le coup ! L’explosion de la vérité la plus nue conduit – après d’inévitables engueulades – à un enthousiasme que je ne connaissais pas.

Bien sûr, mener sa vie sans angle mort ne signifie pas vivre sans secrets. Nos secrets nous construisent tandis que nos angles morts nous détruisent ; la différence est là. Il ne s’agit donc pas de se convertir à la transparence. Mais les risques que l’on court en cessant toute dissimulation, en liquidant notre personnage social, régénèrent toutes nos relations. Certains conflits sont merveilleux. Osons-les !

Dites à votre conjoint que vous envisagez de le tromper – si vous en avez le goût. Ne lui masquez pas les vraies raisons qui vous ont déjà poussée à le faire – si c’est le cas. Révélez vos doutes à vos enfants, qui, de toute façon, vous flairent à distance. Ne dissimulez plus à vos collègues de bureau ce qu’ils vous inspirent. Avouez aux douaniers ou aux policiers ce que vous éprouvez face à leur conduite. Ne jouez plus le jeu social calamiteux de l’hypocrisie, qui, chaque jour, nous coûte une part de notre bonheur. Les risques liés à la dissimulation sont supérieurs aux risques de l’authenticité. Il est déraisonnable d’être prudent. Soyez une hémorragie de vérité ! Vivez avec beaucoup de moteur et plus du tout de frein. La diplomatie est un piège à la longue. Pour être heureux, pas d’autre solution que de sauter dans le vrai. Sans parachute, surtout. Avec cette joie folle qui permet tout. Nous serons vieux plus tard…

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