Société

Selon Marie-Claire Blais

L’élégance du coeur qui s’ouvre.

Photo: Nancy Vickers

Photo: Nancy Vickers

Posséder cette grâce naturelle, cette élégance du cœur qui s’ouvre à tout et à tous.

On se souvient des doutes qu’exprimait Marie Curie concernant la réussite de sa vie. Ces doutes semblaient incontournables même si la grande physicienne avait conscience que ses découvertes changeraient le monde. Ces doutes, plutôt que de diminuer, semblaient s’accroître. On l’entend se reprocher même sa lassitude ex­trême quand elle est gravement malade, se reprocher aussi d’être une mère impatiente, ou trop accaparée par ce travail auquel elle se donne entièrement. Elle est constamment divisée, harcelée par la pauvreté, la maladie, et ce désir toujours torturant de sauver les autres et d’aimer sa famille à la perfection. Or, cette perfection n’est-elle pas un leurre ? Elle sait que plusieurs de ses collègues ne comprennent pas la hardiesse de son esprit. Son indépendance morale leur fait peur, ce qui est pour elle une autre cause d’inquiétudes dévorantes. Il lui arrive de connaître le désespoir. Elle s’é­tonne alors qu’une vie comme la sienne soit si peu réussie.

Peu d’artistes, d’écrivains ont éprouvé ce sentiment qui les eût réconfortés, de la réussite de leurs vies. Pensons à la poétesse américaine Emily Dickinson, pour qui l’écriture était une expérience mys­tique sans mesure, un engagement très secret. Ses poèmes, qu’elle écrivait sur des feuillets pour ses amis, n’eussent jamais été publiés sans la bienveillance de son correspondant Thomas Wentworth
Higginson (une correspondance qui fut très longue, plus de 20 ans). Pour cet être si sensible, enfermé dans un monde trop rigide, aussi dans un amour malheureux, elle dont la pensée était lumineuse et libre, la vie ne pouvait être qu’une contrainte, sans espoir de réussite, toute consolation ne pouvant naître que de sa vie inté­rieure. Toutefois il y eut des poètes tels que Walt Whitman, pour qui l’écriture fut un bonheur, comme si écrire, ressentir toute la beauté du monde et sa complexité, eût été en soi le but d’une vie et une réussite honorable, gratuite, n’exigeant rien en retour. Il sera l’un des premiers poètes à chanter l’unité, l’égalité de l’homme et de la femme. Il mourra sans avoir été compris mais on peut sentir aujourd’hui combien ce poète précurseur nous est proche. Il ne recherchait pas le succès mais embrassait tous les plaisirs de la terre et, surtout, la liberté d’être et de penser comme il l’entendait, qu’il s’efforçait de partager avec tous, dût-il réveiller autour de lui l’hostilité d’une société bigote. Ce poète nous est proche aussi car il met sa confiance dans l’instant d’une existence trop éphémère, mais vibrant de toute son intensité créative, de tout l’éclat de sa vie. Et c’est ainsi qu’il est heureux. Réussir sa vie aujourd’hui n’est peut-être que cette tentative de bonheur dans des conditions difficiles. Pour l’artiste, l’écrivain, c’est aujourd’hui comme hier un temps de luttes, car il est conscient du monde dans lequel il vit, de ses tourments, de ses violences, et il doit en témoigner dans son œuvre. La difficulté pour l’écrivain, l’artiste, c’est de préserver son intégrité, en ne pensant jamais à la réussite probable ou improbable de sa vie. Mais, comme Whitman, posséder cette grâce naturelle, cette élégance du cœur qui s’ouvre à tout et à tous ; ainsi règne sa foi en un monde qui peut devenir meilleur, bien qu’il sache, connaissant les déviances de la nature humaine, que rien n’est moins sûr. Malheureusement, pour bien des gens aujourd’hui, réussir sa vie consiste en une réussite matérielle qui ne mène nulle part sauf à une satisfaction passagère. Mais en ces temps où la compétition est si grande, comment ne pas être apaisé par une aisance matérielle ? Même tout petits, les enfants éprouvent ces convoitises d’objets électroniques, dont leurs parents eux-mêmes ne peuvent se séparer, car réussir sa vie, aujourd’hui, c’est aussi savoir communiquer, échanger, dans une sorte de flot permanent, qui peut nous donner l’illusion que les liens humains se resserrent ; la réussite des vies peut dépendre aujourd’hui de ces échanges fluides parfois impersonnels. N’est-ce pas une façon de réagir à la solitude – ou de s’y en­foncer davantage, on ne sait pas encore –, mais pour chacun, cette réussite de la vie aujourd’hui est une pénible hantise, un projet toujours incertain et inachevé mais plein des espoirs les plus fous, qu’une poussière de la machine nucléaire, en attente de déclenchement, pourrait en un seul instant anéantir.

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