Entrevues

Sue Montgomery: dénoncer parce qu’il le faut

Deux ans après la campagne virale #BeenRapedNeverReported, Sue Montgomery, la co-instigatrice de ce mouvement, explique son succès… et tout ce qui a changé depuis. Entrevue.

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Photo: John Mahoney

Journaliste chevronnée, Sue Montgomery n’a pas la langue dans sa poche ni sa pareille pour dénoncer les injustices. Et pourtant… Il a fallu qu’éclate l’affaire Ghomeshi pour qu’elle dévoile enfin les viols subis dans son enfance, puis de nouveau dans la vingtaine. Elle ne pouvait plus rester muette devant les réactions négatives du public, qui se demandait pourquoi les présumées victimes de l’ex-animateur-vedette de la CBC n’avaient pas porté plainte. Car cette peur qui les retenait, elle la connaissait par cœur. Ne faisant ni une ni deux, elle a saisi son clavier et partagé son histoire sur Twitter, imitée par des millions de femmes au pays et au-delà.

Un mot-clic était lancé. Un mouvement était né.

Vos révélations ont provoqué un véritable tsunami. Ça vous a surprise ? Je n’aurais jamais pu imaginer cela ! Les médias de partout demandaient à me parler. Or, ce mot-clic n’était pas un mouvement organisé. Quand le scandale a éclaté – congédiement de Jian Ghomeshi, allégations de harcèlement et d’agressions à caractère sexuel contre lui –, j’ai suivi les commentaires sur les réseaux sociaux. Des hommes étaient stupéfaits d’apprendre que le harcèlement sexuel était aussi répandu [NDLR : 1 femme sur 3 a été victime d’au moins une agression sexuelle]. Mais nous n’en parlons pas, même entre nous. Et là, il n’était plus question que de « ça » ! J’ai envoyé un message sur Facebook à ma collègue Antonia Zerbisias au Toronto Star : « Pourquoi ne pas créer une liste de toutes celles qui ont été violées sans jamais oser l’avouer ? J’y mettrais mon nom en premier. » À ce moment, on ne savait pas qu’on partageait le même passé… Elle a eu l’idée du mot-clic. J’ai lancé mes tweets sans réfléchir. J’en tremblais ! En 140 caractères, j’ai levé le voile sur les agressions sexuelles commises par mon grand-père et le viol perpétré par un agent de bord d’une compagnie aérienne. Pouf ! Le hashtag est devenu viral – il a été utilisé plus de 10 millions de fois à ce jour.

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Qu’est-ce qui explique cette vive ­réaction ? Jian Ghomeshi a malgré lui joué un rôle de catalyseur. Les femmes en avaient assez de se taire et de se faire traiter comme ça – il a été accusé d’en avoir frappé, étranglé et étouffé plusieurs. Après la tuerie à Polytechnique, le 6 décembre 1989, toute une génération de filles a cessé de se dire féministe au pays. Ce jour-là, un tueur avait tiré à bout portant sur des étudiantes en génie en criant : « J’“haïs” les féministes ! Vous êtes une bande de féministes ! » Le silence s’était installé. Vingt-cinq ans plus tard, il y a eu un effet de ressac avec cette affaire. Tout le monde était prêt à reprendre la discussion.

Que ce soit à travers vos reportages ou votre implication dans différentes causes (séisme en Haïti, abus sexuels, femmes autochtones…), vous amenez les gens à penser autrement. La Fondation Y des femmes de Montréal vient d’ailleurs de vous remettre le Prix Femmes de mérite dans la catégorie Communications pour votre engagement. Qu’est-ce qui vous motive ? J’ai voulu me servir de mon expérience négative pour changer les choses. Il n’y a pas de honte à avoir. Alexa Conradi, Julie Miville-Dechêne, Michèle Ouimet… ces femmes respectables et tant d’autres ont eu le courage de témoigner au grand jour pour montrer qu’il est possible de se relever. Ce sont de beaux modèles pour nos filles.

Le mot-clic est devenu en français #AgressionNonDénoncée. Les Mexicaines ont créé #MiPrimerAcoso. Les Russes et les Ukrainiennes, #IamNotAfraidToSayIt. Vous en avez fait bouger des choses ! Peut-être ! [rires] Le sujet est maintenant porté sur la place publique. Les jeunes y sont plus sensibles – je le remarque chez mon fils de 17 ans – et les femmes ont gagné en confiance et en solidarité. Beaucoup m’ont dit s’être libérées d’un lourd secret. On ne peut plus se montrer ignorant face à ce crime. Mais il reste encore du travail. On doit mieux éduquer nos garçons. Faire de l’éducation sexuelle dès la maternelle. La violence sexuelle n’épargne personne. C’est le seul crime où la justice traite la victime en coupable – « Votre jupe était trop courte », « Vous aviez trop bu »… Le récent verdict du juge ontarien Marvin Zuker, qui a reconnu coupable de viol un étudiant de l’Université York envers la doctorante Mandi Gray, risque de faire jurisprudence.

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Photo: Jovo Jovanovic/Stocksy

En mars dernier, Jian Ghomeshi a été acquitté des accusations d’agressions sexuelles et de tentative d’étouffement qui pesaient contre lui. Qu’en pensez-vous ? Comme beaucoup de gens, j’ai été déçue. Mais je m’y attendais. J’ai couvert les affaires judiciaires pendant 10 ans pour The Gazette. Le seul viol qui s’est soldé par un emprisonnement avait été commis par un étranger entré chez sa victime par effraction. Celle-ci ne le connaissait pas, ce qui est rare, car près de 8 personnes sur 10 savent qui est leur agresseur. Le procès de Gomeshi a néanmoins levé le voile sur les failles du système judiciaire. On doit le repenser, mieux former les juges, les avocats, la Couronne. Appuyer les victimes et encadrer les agresseurs. Pour que les unes soient entendues et les autres amenés à reconnaître leurs torts et à demander pardon.

En mai, la Couronne a mis fin à d’autres poursuites contre Jian Ghomeshi en échange d’excuses et d’une promesse de ne pas troubler la paix pendant un an. Est-ce suffisant ? Kathryn Borel, la plaignante, s’est exprimée avec force sur les marches du palais de justice en dénonçant les actes dégradants commis par l’ex-animateur. Cette reconnaissance de la vérité est une victoire en soi. [NDLR : Elle y a déclaré : « Pendant trois ans, M. Ghomeshi m’a clairement signifié qu’il pouvait faire ce qu’il voulait de moi et de mon corps. Il m’a clairement expliqué qu’il pouvait m’humilier de façon répétitive en toute impunité. (…) Sans le courage de ces 20  femmes, jamais je n’aurais exprimé publiquement ce que j’avais vécu. (…) Nous aimerions toutes pouvoir tourner la page, mais tant qu’il n’admettra pas tout ce qu’il a fait, ce sera impossible ».]

Avec le recul, que retirez-vous de cette expérience ? J’ai rédigé des tonnes d’articles sur les agressions sexuelles, mené une kyrielle d’entrevues avec des femmes qui souffrent. Mais jamais je n’avais écrit sur ces épisodes de ma vie. Ça m’a rendue vulnérable. En même temps, j’étais très contente de tout ce mouvement. Enfant, j’ai tenté d’alerter mes parents, mais ils ne voulaient rien entendre : « Oublie ça, c’est du passé… » J’ai voyagé beaucoup pour échapper à ma douleur. À 30 ans, j’étais déprimée, toute seule à Londres. J’ai appelé ma mère : « On doit se parler de “ça”. Je n’en peux plus, j’ai envie de me suicider. » Elle m’a dit de rentrer. J’ai suivi une thérapie pendant cinq ans. Le plus dur, ce n’est pas l’agression en tant que telle. C’est d’admettre qu’une personne aimée et respectée ait pu te faire du mal. À quoi pensait mon grand-père ? Après ma thérapie, je l’ai confronté. Il m’a traitée de menteuse. Je lui ai répondu : « Je sais ce que tu as fait, et Dieu aussi. Tu vas brûler en enfer ! » J’aurais espéré des excuses. Il est mort, aujourd’hui. Quant à l’agent de bord, il a cherché à me revoir. J’ai refusé. Des années plus tard, j’ai essayé de le retracer, sans succès. Qu’importe, briser le silence est la première étape de la guérison.

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