Culture

Cinéma québécois: les réalisatrices s’imposent

Elles sont applaudies dans les plus grands festivals du monde, s’immiscent dans la course aux Oscars et déjouent les pronostics au box-office. Les femmes se taillent une place de choix dans la cinématographie québécoise, et ce n’est que le début! Voici six réalisatrices qui transforment le visage de notre cinéma.

Photos: Ammar ABD Rabbo / Abacapress.com (Monia Chokri), Les Films Séville (La femme de mon frère).

Monia Chokri

Tout le Québec rayonnait le 25 mai dernier lorsque Monia Chokri s’est vu décerner le prix Coup de cœur du jury de la section Un certain regard, au prestigieux Festival de Cannes.

Actrice de formation, Monia, 36 ans, a mis quatre ans à peaufiner La femme de mon frère, l’histoire d’un duo de frère et sœur dont la relation fusionnelle est malmenée par l’arrivée d’une nouvelle flamme dans la vie du premier.

«C’est l’écriture qui m’a menée vers la réalisation, affirme la cinéaste au regard frondeur. Je ne croyais  pas en avoir la capacité. Mais lorsque j’ai commencé à écrire, les images m’apparaissaient instinctivement. J’ai décidé de faire confiance à ce que j’avais appris sur les plateaux et de me lancer!»

Après le très remarqué court métrage Quelqu’un d’extraordinaire (2013), Monia entreprend l’écriture de ce projet plus ambitieux, une comédie ancrée dans notre époque, reflet de la génération Y et de ses innombrables désillusions.

Sous son apparente légèreté, La femme de mon frère s’avère profondément féministe. « Je ne me considère pas comme une autrice pamphlétaire. Je ne veux pas marteler des valeurs et faire la morale aux gens.» Or, en tant que femme, la réalisatrice ne peut s’empêcher de se questionner sur la façon dont ses consœurs sont représentées à l’écran. «Cette image de femmes fantasmées, qui manquent de normalité et de complexité, je ne la reconnais pas autour de moi», lâche-t-elle.

Monia Chokri estime que, pour casser ce moule irréaliste, il faut donner plus d’importance aux points de vue féminins derrière la caméra. Et qu’on ne lui parle pas de diminution de la qualité! «Comme toutes celles qui souhaitent réaliser des films, je travaille très fort. Je n’ai pas volé mon financement, et je n’ai pas volé ma place à Cannes!»

 

Photos: P.J. Dufort (Sophie Deraspe), PMDuguay (Affiche Antigone).

Sophie Deraspe

Elle figure parmi les cinéastes québécoises les plus acclamées sur la scène internationale depuis la parution de son premier long métrage de fiction, Rechercher Victor Pellerin (2006). Pourtant, peu de gens connaissent le parcours remarquable de cette réalisatrice de 46 ans primée aux quatre coins du monde, de Turin à Sundance, en passant par Mumbai et Toronto. Son film Antigone a d’ailleurs été sélectionné pour représenter le Canada dans la course à l’Oscar du meilleur film international, en février prochain.

Reconnue pour son style unique et ses images épurées, Sophie Deraspe joue avec les codes du réel pour offrir une voix aux laissés-pour-compte et exposer les violences invisibles auxquelles ils sont confrontés.

Ses deux dernières fictions, Les signes vitaux (2010) et Les loups (2015), nous faisaient entrer dans l’univers des soins palliatifs et dans celui d’une communauté isolée des Îles-de-la-Madeleine au cœur d’un hiver inhospitalier.

Antigone, sur nos écrans dès le 8 novembre, raconte le parcours d’une adolescente brillante qui aide son frère à s’évader de prison afin qu’il échappe aux menaces d’extradition qui pèsent sur lui. Fidèle à son propre sens de la justice, Antigone affrontera le système pénal, soutenue par une jeunesse créative qui se manifeste autant dans la rue qu’à travers les réseaux sociaux.

Cette loyauté indéfectible fait écho à la tragédie grecque du même nom, écrite par Sophocle. « J’avais été foudroyée par la lecture de cette œuvre dans ma jeune vingtaine, explique la cinéaste au regard pétillant. Il n’existe pas beaucoup de personnages féminins aussi intelligents et intègres, prêts à défier les lois des hommes au nom de leurs convictions. » 

Pour elle, c’est une chance de pouvoir faire vivre cette héroïne mythique dans une perspective contemporaine. Car, bien qu’elle ait personnellement rencontré très peu d’obstacles lors de la création de ses films, elle est consciente de faire partie d’une poignée de privilégiées.

«Lorsque j’ai vu pour la première fois une photo des gagnants des Oscars, je me suis dit qu’il serait difficile d’être une femme dans ce métier. Il n’y avait que des hommes, excepté deux femmes en robe à paillettes, les actrices récompensées.»

Selon elle, il est indispensable de briser le préjugé inconscient qui encourage les producteurs à retourner vers ce qui a fonctionné dans le passé: des films mettant en vedette des hommes et réalisés par des hommes. «Une chose est sûre, personne n’a à être gêné de financer des films réalisés par des femmes au Québec», conclut-elle.

 

Photo: Patrick-Joseph Dufort (Sophie Dupuis).

Sophie Dupuis

Personne n’était plus surpris que Sophie Dupuis du succès qu’a connu son premier long métrage, Chien de garde (2018), récit poignant des relations conflictuelles d’une famille de Verdun coincée dans les dédales de la criminalité.

Mettant en vedette la révélation Théodore Pellerin, ainsi que la talentueuse Maude Guérin, le film a même été choisi pour représenter le Canada aux Oscars.

Sophie, qui vient tout juste de terminer le tournage de son deuxième film, entrevoit l’avenir avec autant d’enthousiasme que d’appréhension. «Je ressens une énorme pression, raconte la jeune cinéaste de 33 ans. Tout le monde nous attend en espérant quelque chose de grand. J’y pense tous les jours, c’est quand même épeurant.»

Sa nouvelle œuvre, Souterrain, a été filmée dans sa ville natale de Val-d’Or. Elle a voulu mettre en valeur le côté lumineux des mines à travers la fraternité, la résilience et la fierté des hommes qui y travaillent. Fascinée par le thème de la famille, la réalisatrice renoue de manière détournée avec le sujet. «La sécurité des mineurs dépend de leurs collègues. Ça donne naissance à une relation unique, vraiment belle à voir. »

Sophie n’a eu aucune difficulté à se glisser dans cet univers majoritairement masculin. «Je ne me suis jamais posé de questions sur le genre de mes personnages, avoue-t-elle. Les hommes écrivent constamment sur les femmes sans qu’on leur en fasse la remarque. Ça ne devrait même pas être un sujet de discussion.»

Elle espère par ailleurs que le fait d’être une femme dans le milieu du cinéma ne soit bientôt plus vu comme exceptionnel. «Quand on met autant d’accent sur la rareté, on envoie le message aux petites filles que leur rêve est inaccessible. Je veux être considérée comme n’importe quel cinéaste.»

 

Photos: Dominic Berthiaume (Geneviève Dulude-De Celles), Emilie Mannering (Affiche Une Colonie).

Geneviève Dulude-De Celles

L’année 2019 a été riche en émotions et en succès pour la réalisatrice Geneviève Dulude-De Celles. Son premier long métrage de fiction, Une colonie, ne reçoit que des éloges depuis sa parution en février.

Lauréat du grand prix du jury du Festival international du film de Berlin, l’œuvre met en scène Mylia, jeune fille timide et farouche de 12 ans qui cherche sa place dans le milieu hostile de l’école secondaire.

Ce n’est pas la première fois que Geneviève s’intéresse à l’adolescence. Son premier documentaire, Bienvenue à F.L. (2015), donnait la parole à des élèves de l’école secondaire Fernand-Lefebvre, à Sorel-Tracy. Tout comme La coupe (2014), son court métrage acclamé, le documentaire a grandement inspiré le scénario et les personnages d’Une colonie.

«Ce temps entre l’enfance et l’âge adulte est très riche en émotions et en apprentissages, précise Geneviève. C’est un moment charnière de notre vie qui est rarement dépeint à l’écran avec authenticité. Cela dit, je ne me destine pas à faire uniquement des films pour adolescents. Ce sont les rites de passage, les périodes de transformation qui m’intéressent.»

Bien que les portes du succès s’ouvrent devant elle, la réalisatrice de 33 ans ne tient rien pour acquis. Elle rêve du jour où «les femmes se verront accorder des budgets aussi importants que ceux obtenus par les hommes et qu’elles n’auront pas à revendiquer leur place».

En attendant, elle bûche déjà sur son prochain film, qui traitera des conséquences du déracinement à travers le parcours d’un Montréalais en visite dans sa Roumanie natale.

 

Photo: Sarah Scott (Anaïs Barbeau-Lavalette).

Anaïs Barbeau-Lavalette

Depuis près de 20 ans, elle défriche des territoires, bouscule les conventions et déjoue les règles du jeu afin de nous ouvrir les yeux sur la différence et nous aider à trouver la beauté et la résilience dans la misère.

De son premier documentaire, Les petits princes des bidonvilles (2000), à son dernier film de fiction, Inch’Allah (2012), Anaïs Barbeau-Lavalette a entraîné les spectateurs dans la poésie des bidonvilles du Honduras, dans les camps de courageux réfugiés palestiniens et au cœur de la résistance d’une jeunesse montréalaise défavorisée.

 «J’ai la chance incroyable de pratiquer ce métier, souligne la nouvelle quadragénaire. J’essaie d’utiliser ma voix de la façon la plus porteuse possible, par rapport à ce qui me touche et me bouscule.»

Pour Anaïs, le plus grand défi dans la réalisation est d’atteindre un équilibre entre la réalisatrice et la mère. « Comme dans tous les domaines, il faut permettre aux femmes de déployer leurs ailes tout en conservant leurs racines. C’est ensemble, avec nos conjoints, nos pères, nos amis, que nous trouverons la solution. »

Son prochain projet, une adaptation du roman La déesse des mouches à feu, de Geneviève Pettersen, s’attardera aux vertiges, aux découvertes et aux désillusions de l’adolescence, des plus sombres aux plus romantiques. «J’ai lu le roman en une nuit, se rappelle la cinéaste. Je suis fascinée par la solitude de l’adolescence. C’est un point de bascule vers l’inconnu qui se navigue seul. C’est à la fois effrayant et magnifique.»

 

Photos: Julie Perreault (Louise Archambault), Les Films Séville (Merci pour tout).

Louise Archambault

Absente du grand écran depuis 2013, année faste qui l’a vue récolter de multiples honneurs pour son film Gabrielle, la réalisatrice Louise Archambault est de retour avec non pas une, mais deux propositions cinématographiques en 2019. «J’étais due!» lance-t-elle en riant.

La cinéaste de 49 ans n’a pourtant pas chômé durant ces six années qu’elle qualifie de «formatrices», travaillant sur de nombreuses séries télévisées, dont Nouvelle adresse et Trop.

Durant cet intervalle, elle a pu mener à bien ses deux longs métrages, dont le très attendu Il pleuvait des oiseaux, en salle depuis la mi-septembre. Adapté du roman éponyme de Jocelyne Saucier, le film met en vedette Andrée Lachapelle, Gilbert Sicotte et Rémy Girard. Il raconte l’histoire de deux ermites septuagénaires retirés dans les bois. Leur existence sera bouleversée par l’arrivée d’une photographe et de Gertrude, une femme de 80 ans jusqu’alors internée injustement dans un hôpital psychiatrique.

«J’ai été happée par ce roman qui constitue une véritable ode à la vie et à l’amour. Ces personnages égratignés par la vie, au parcours tumultueux, prennent la décision d’aimer, de s’ouvrir à la différence et nous rappellent que nous avons toujours le choix», relate la cinéaste au visage juvénile.

Sa seconde production cette année, Merci pour tout, une comédie scénarisée par Isabelle Langlois (derrière les succès télé Rumeurs et Mauvais karma), arrivera sur nos écrans autour de Noël. Magalie Lépine-Blondeau et Julie Perreault y interprètent deux sœurs en froid qui entreprennent un voyage vers les Îles-de-la-Madeleine pour répandre les cendres de leur père.

Comme toujours, ses nouvelles créations mettent en valeur des personnages féminins complexes et marquants. «L’écriture de ces rôles me vient naturellement. Mais ultimement, un bon réalisateur est quelqu’un qui comprend et construit son personnage comme un véritable être humain, au-delà du genre. C’est ce à quoi j’aspire.»

Selon elle, pour multiplier les personnages forts dans notre cinématographie, il faut avant tout donner la possibilité à tous et à toutes de réaliser des films. «Je crois beaucoup à ce que nous pouvons apprendre l’un de l’autre; homme, femme, jeune, vieux, d’ici ou d’ailleurs. Il faut enlever nos œillères et nous nourrir de nos différences.» 

 

La parité, une mesure à la fois

En 2016, un véritable mouvement s’est mis en branle dans le monde du cinéma québécois. Les trois plus importantes institutions de financement se sont engagées à arriver à l’équité hommes-femmes au plus tard en 2020 – un ambitieux projet qui commence à porter ses fruits.

Office national du film du Canada (ONF)
En mars 2019, l’ONF annonçait avoir atteint ses objectifs égalitaires pour la troisième année consécutive. Pour y parvenir, on a notamment mis en place une banque de talents où les femmes peuvent déposer leurs dossiers professionnels et se faire connaître.

Téléfilm Canada
L’organisme a entrepris d’encourager les producteurs à soumettre davantage de projets réalisés, produits ou scénarisés par des femmes en promettant de favoriser ces derniers, à qualité égale. En 2018, la parité était presque atteinte, mais seulement pour les films disposant d’un budget de moins de 2,5 millions de dollars.

Société de développement des entreprises culturelles (SODEC)
La SODEC a choisi de proposer une mesure nommée «1+1». Les producteurs sont dorénavant autorisés à présenter deux projets de films, à condition que l’un d’eux compte une femme à la réalisation ou à la scénarisation. L’année dernière, 48 % des projets acceptés répondaient à ces critères.

 

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