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Extrait: Annabel

Lisez le premier chapitre d’Annabel, le dernier roman de Kathleen Winter.

Chapitre 1 : Nouveau Monde

Wayne Blake est né au début du mois de mars, aux premiers signes du dégel printanier – saison cruciale pour les habitants du Labrador qui chassent le canard pour se nourrir. Comme la plupart des enfants de cet endroit nés en 1968, il a vu le jour entouré de femmes que sa mère a fréquentées toute sa vie de femme mariée : Joan Martin, Eliza Goudie et Thomasina Baikie. Des femmes qui savent pêcher sur glace, coudre des mocassins en peau de caribou et corder du bois sans risque qu’il dégringole durant les mois où leurs maris arpentent leurs lignes de trappe. Des femmes qui savent exactement quoi faire lors d’un accouchement normal.

Dans le village de Croydon Harbour, sur la côte sud- est, la croûte terrestre possède ce magnétisme qu’on retrouve partout au Labrador. On perçoit une striation, une pulsation, tandis que la terre absorbe la lumière pour émettre une vibration. Parfois, on peut les voir à l’œil nu, ces rais de lumière qui s’échappent du sol. Ils ne s’offrent pas au regard de tous les voyageurs ; seuls les voient ceux qui les cherchent en d’autres lieux et ne les trouvent que dans le désert et sur les mesas. Un voyageur arrivé de New York peut les percevoir, un explorateur aussi, ou un professeur, tous ces amateurs de bon café et de journaux aux colonnes bien tassées, mais en quête d’une expérience plus fondamentale, d’une injection de Nouveau Monde dans les veines. Le vrai Nouveau Monde, pas ce mythe qui génère toujours plus d’autoroutes jalonnées de ces constructions basses et radioactives pourvoyeuses de crêpes, de hamburgers et d’essence. Un voyageur peut visiter le Labrador et percevoir cette énergie magnétique. Mais il faut qu’une question l’habite. Le visiteur doit être un circuit ouvert, sensible à l’énergie qui sourd de la terre, et ce n’est pas donné à tout le monde. Et la même loi s’applique à n’importe quel natif du Labrador. Certains d’entre eux savent dès la naissance que leur terre natale est dotée d’un système respiratoire qui pompe l’énergie de la roche et des montagnes et des eaux et de l’activité gravitationnelle qui ceinture la planète, et qui en exhale en retour. Et d’autres l’ignorent.

Wayne vient au monde dans l’eau de la baignoire, au domicile de ses parents, Treadway et Jacinta Blake. Treadway est natif du Labrador, contrairement à Jacinta. Il a repris les lignes de trappe de son pàre et vit aimanté aux rocs, tandis que Jacinta a quitté Saint-Jean de Terre-Neuve à l’âge de dix-huit ans pour enseigner dans la petite école de Croydon Harbour parce qu’elle pensait, avant de rencontrer Treadway, y vivre l’aventure, accumuler trois ou quatre années d’expérience pour ensuite retourner enseigner dans une école de Saint-Jean.

— Le midi, je mangerais des tartines de confiture, déclare Joan Martin à Eliza et Thomasina, tandis que Jacinta, dans la baignoire, subit l’assaut des contractions les plus violentes.

Toutes les femmes de Croydon Harbour confient, a un moment ou à un autre, combien elles aimeraient vivre seules. Les femmes s’adonnent à ces rêveries quand leurs maris s’incrustent trop longtemps à la maison, loin de leurs lignes de trappe.

— Et deux oeufs durs à la place du souper, et le soir, je lirais des magazines au lit.

— Moi, je porterais les mêmes vêtements du lundi au dimanche, renchérit Eliza. Mon pantalon de laine bleu avec une chemise grise, et ma chemise de nuit par-dessous. Je ne quitterais pas ma chemise de nuit de septembre à juin. Et j’aurais un chat à la place de nos chiens, et je mettrais de l’argent de côté pour acheter un piano.

Ce n’est pas par animosité que les femmes souhaitent ainsi gommer leurs maris – c’est simplement à cause des insupportables hivers à charrier du bois et à récupérer le moindre petit bout de moelle et à soupirer après une intimité qu’elles rêvent de partager une fois leur mari rentré, tout en sachant fort bien qu’il s’agit d’un leurre. Puis arrivent les brèves explosions de l’été, quand les épilobes et les sarracénies et les droseras s’ouvrent pour exhaler un unique soupir, un souffle au parfum terriblement enivrant qui annonce que la vie peut commencer, mais elle ne commence pas. Ce sont des plantes carnivores. Ce bref instant de l’été avale le désir, la fertilité et la mort d’une seule goulée vorace, et les femmes se gardent d’y sauter à pieds joints. Elles attendent que cet instant se dilate assez pour contenir leur vie, ce qui n’arrive jamais.

Lorsque Jacinta ne gémit pas, hébétée de douleur sous la poussée du bébé qui lui écartèle le bassin, elle aussi s’autorise à rêver.

— Je crois que je ne resterais même pas ici, dit-elle a ses amies. Je retournerais rue Monkstown et si je ne trouvais pas de poste d’enseignante, je reprendrais mon ancien emploi à la blanchisserie Duckworth et laverais le linge de l’Hôtel Newfoundland.

Thomasina est la seule femme à ne pas se complaire dans ces rêveries. Elle qui n’a pas eu de père considère son mari, Graham Montague, avec grand respect. Elle n’en revient toujours pas qu’il puisse réparer n’importe quoi, qu’il ne laisse jamais la maison refroidir, qu’il soit le dernier des hommes à gagner sa ligne de trappe et le premier à en revenir, qu’il soit aveugle et ait besoin d’elle, ou qu’il lui ait donné Annabel, sa fille aux cheveux roux qu’elle appelle « mon bonheur » ou « mon abeille » et qui aide son père à piloter son canot maintenant qu’elle a onze ans, la tête sur les épaules et une intelligence aussi vive que la sienne. Graham est sur la rivière, en ce moment, comme tous les chasseurs de Croydon Harbour, dans son canot blanc, et Annabel l’accompagne. Installée à la proue, elle lui indique où mettre le cap, même s’il sait quels mouvements imprimer à sa pagaie avant même qu’Annabel le lui dise, car avant la naissance de sa fille il a navigué à l’oreille sur la rivière et peut repérer chaque rocher, chaque glace flottante et chaque section d’eaux vives. Il lui conte des histoires dans le canot, sa favorite étant l’histoire vraie de ce caribou blanc qui avait rejoint la harde des caribous des bois et que lui-même n’avait vu qu’une seule fois, quand il était jeune garçon, avant cet accident qui lui avait coûté la vue. Depuis, Annabel cherche le caribou blanc à chaque sortie. Le jour où Thomasina lui a expliqué que le caribou était peut-être mort ou avait rejoint sa tribu arctique, son mari s’est tourné vers elle pour lui enjoindre silencieusement de ne pas empêcher leur fille de rêver. À l’instant où apparaît le crâne du bébé, une lumière de neige inonde la salle de bain de Jacinta. Sur l’appui de fenêtre, les coquilles de couteaux de mer brillent d’un éclat blanc, tout comme l’émail du carrelage, la céramique, les chemises et la peau des femmes, et, dans cette blancheur qui palpite à travers les rideaux légers, les cheveux et le visage du bébé composent un point focal de couleur saturée: un duvet brun doré, un visage rouge, de petits cils noirs, une bouche écarlate.

À l’autre extrémité du couloir, loin de la pièce où accouche Jacinta, la cuisine vibre et crépite dans la chaleur du feu de bois. Treadway dépose des galettes de caribou haché dans la graisse de bacon grésillante, ébouillante son sachet de thé et se coupe une tranche de pain aux airelles de deux pouces d’épaisseur. Il n’a pas l’intention de traîner à la maison pendant l’accouchement – il est venu déjeuner et retournera d’ici une heure fendre les eaux de la rivière Beaver dans son canot blanc. Son bonnet est blanc, tout comme sa parka en peau de phoque, son pantalon de toile et ses bottes. C’est dans cette tenue que des générations de Labradoriens ont chassé au printemps.

Un canard ne distingue pas un canot blanc d’une glace flottante. Le canot, au fond duquel se tapit le chasseur, glisse dangereusement sur l’eau noire pour ralentir sans bruit à proximité du groupe de canards qui survolent la rivière ou ont posé leurs ventres gras sur la surface de l’eau. Treadway vit pour la blancheur et le silence. Il ne peut pas voir en se repérant au son, comme le fait Graham Montague, mais il peut entendre, à condition d’abolir tout désir, le ruisselle- ment ténu du printemps dans l’intérieur du pays. Il capte le violent parfum médicinal qu’exhale le thé du Labrador, avec ses feuilles vernissées au revers orange et pelucheux, et suit les multiples figures que décrivent les canards en vol, chacune indiquant au chasseur ce qu’il doit faire. Les inclinaisons et les virages, la vitesse et les hésitations lui disent précisément à quel moment épauler son fusil et à quel moment le dissimuler. Leurs signes sont écrits dans le ciel, clairs comme le jour, et Treadway comprend parfaitement comment Graham Montague peut abattre les canards avec une telle précision même s’il ne voit rien, parce que lui-même a remarqué ce rapport mathématique entre la position des canards, le son creux du battement de leurs ailes, un son différent pour chaque type de virage, et leurs cris qui rompent le silence. Les mouvements des canards sont la calligraphie du chasseur en blanc.

split Ce texte, les jeunes ne savent plus le lire, mais Treadway en connaît par cœur la moindre ligne et la moindre nuance. Il y a des mots pour désigner les mouvements d’un canard et Treadway a appris tous ces mots de la bouche de son père. Des hommes de cinq ans plus jeunes que lui n’en connaissent que la moitié, mais Treadway les sait tous, inscrits dans son langage et dans son corps. Il vit pour les figures des oiseaux sauvages survolant la terre et l’eau, les traces et les marques des branches sur la neige le long de sa ligne de trappe, et la part de lui-même qui comprend ces langages déteste le temps passé à l’intérieur des maisons. Le tic-tac des horloges, les napperons sur les meubles, et cet air stagnant qui lui obstrue les pores de la peau et l’étouffe. Ce n’est pas de l’air mais un voile suffocant saturé de grains de poussière, toujours trop chaud. Si les femmes qui rêvent de vivre sans leur mari savaient ce qu’il ressent, elles ne fantasmeraient pas aussi gaiement sur les joies du célibat. Treadway ne confie jamais ces pensées aux autres hommes quand ils plaisantent devant leurs petits pains brûlants et leurs pots de café, mais il n’en rêve pas moins. Il rêve de recommencer sa vie, de mener l’existence de son grand-oncle Gaetan Joseph, célibataire endurci qui avait construit une petite cabane à une centaine de miles sur sa ligne de trappe, équipée d’une réserve de pain sec, de farine, de pois cassés et de thé, d’une table taillée dans une souche d’épinette comptant deux cents cernes de croissance, d’un lit de camp en peau de phoque et d’un petit poêle à bois. Treadway pourrait ainsi lire et méditer, piéger ses bêtes, tanner ses peaux et étudier. Gaetan Joseph lisait Plutarque et Aristote et les Pensées de Pascal, et Treadway garde quelques-uns de ses vieux bouquins dans sa propre cabane de trappeur; il en a d’autres qu’il lit jusque tard dans la nuit, quand il jouit de la solitude bénie de sa ligne de trappe. Bien des trappeurs font la même chose : ils quittent la maison pour piéger, méditer et s’instruire. Treadway est l’un d’entre eux, un homme qui étudie non seulement les mots, mais aussi les pistes des créatures sauvages, les pulsations des aurores boréales, la trajectoire des étoiles. Mais il ne sait pas étudier les femmes, ni comprendre les liens familiaux, ni trouver le bonheur entre quatre murs. Il lui arrive de regretter d’avoir été séduit par les jolis déshabillés de Jacinta, ces rubans et ce tissu vaporeux si fragile qu’il ne pourrait même pas garder captive la plus petite ouananiche. La chose qui rapproche le plus ces chemises de nuit de son univers dans le bois, c’est le pétillement de lumière suspendu comme un voile autour des Pléiades. Treadway possède une bible dans sa bibliothèque de trappeur, et il se remémore la beauté de sa femme quand il lit Peux-tu nouer les liens des Pléiades, desserrer les cordes d’Orion? Il lit ces lignes, couché sur son lit dur, lorsqu’il est resté loin d’elle durant des mois, et elles lui rappellent la beauté de sa femme. Mais lui a-t-il confié cela, à elle? Jamais.

Une fois rentré de sa ligne de trappe, revenu de toute solitude, Treadway aime sa femme parce qu’il a promis de l’aimer. Mais le cœur de la vie sauvage l’appelle et il chérit ce cœur plus que toute promesse. Si ce cœur sauvage est un état d’âme, il occupe aussi une position géographique précise. Il s’agit d’un lac sans nom. Les cartographes canadiens lui en ont donné un, mais les Labradoriens de l’intérieur lui en ont attribué un autre qui reste secret. C’est à partir du remous situé au centre de ce lac que les eaux se partagent, empruntant deux directions : celle du sud-est, vers la rivière Beaver, l’es- tuaire de Hamilton, Croydon Harbour et l’Atlantique Nord, et par le nord-ouest, celle de la baie d’Ungava. Ce remous est le berceau des saisons, de l’éperlan, des hardes de caribous et d’un savoir profond auquel la vie domestique ne peut donner accès. Treadway quitte cet endroit à la fin de la saison de trappe et rentre fidèlement chez lui, dans cette maison qu’il a construite de bon cœur à l’âge de vingt ans, mais qui, à ses yeux, appartient à sa femme, tandis que le lieu où les eaux bifurquent lui appartient, à lui, et appartiendra à son fils, s’il en a un.

Et la tête de leur premier bébé, à lui et Jacinta, scintille joliment dans la salle de bain blanche sans que lui- même en soit témoin, tout comme luisent les épaules, le ventre et le cordon ombilical, le pénis, les cuisses, les genoux et les orteils. Thomasina essuie du coin de son mouchoir un dépôt d’écume sur les lèvres du nouveau-né, fait glisser sa grande main sur le visage, le ventre, les fesses comme si elle beurrait un de ses pains chauds, et remet l’enfant à sa mère. C’est au moment où le bébé s’accroche au sein de Jacinta que Thomasina remarque un détail minuscule, comme une fleur; un des testicules n’est pas descendu, mais il y a autre chose. Elle se fige durant cet instant interminable qui paralyse les femmes quand l’horreur leur saute au visage. Les hommes ne connaissent pas cette attente, cette parenthèse suspendue qui ouvre une porte sur la vie ou sur la mort. Les femmes regardent ce qu’il y a derrière cette porte parce que quelque chose de vivant peut s’y cacher. Thomasina sait, en regardant à travers l’ouverture, qu’un malheur peut survenir, pas seulement au bébé qu’elle a devant elle, l’enfant d’une autre femme, mais à son propre enfant, n’importe quand, malgré tout l’amour qu’on lui prodigue.

Dans un geste de sage-femme, Thomasina se courbe comme un arc bienveillant au-dessus de Jacinta et de l’enfant qu’elle enveloppe d’un lange, une couverture de coton qui a connu bien des lessives. Elle préfère éviter le contact du tissu neuf ou synthétique sur une peau de nouveau-né. En ajustant le lange, elle soulève tranquillement le petit testicule et constate que le bébé possède aussi des lèvres et un vagin. Elle fait ce constat au moment ou` Treadway, dans une autre pièce, jette son sachet de thé dans la poubelle, lance la croûte de son pain au chien et ferme la porte derrière lui, en route pour la dernière chasse heureuse de sa vie, et Thomasina le laisse partir. Elle demande à Eliza et à Joan d’aller chercher des serviettes chaudes pour Jacinta. Elle-même tend à Jacinta la compresse destinée à éponger les saignements post-partum et l’aide à enfiler le peignoir en tissu éponge que Jacinta va porter durant quelques jours.

Puis elle dit :

— Je vais demander aux autres de partir, si tu veux bien. Il faut qu’on parle, toi et moi.

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