Reportages

Ruth Moore : le triomphe de la victime

À 18 ans, la soldate Ruth Moore a été violée deux fois par son commandant. 23 ans de lutte plus tard, l’armée américaine la dédommage enfin. Le Ruth Moore Act va tout changer pour les militaires agressées sexuellement.

Ruth Moore in her Disabled American Veterans' uniform.

Ruth Moore vit tranquillement dans une ferme du Maine, avec Butch, son mari, au milieu des chèvres, des dindons, des canards, des poulets et des chiens.

Mais son cœur est également à Washington, où elle suit de près le cheminement de « son » projet de loi, qui a pour objectif d’aplanir les difficultés que les victimes de viol militaire doivent surmonter pour avoir accès au dédommagement auquel elles ont droit.

Le 4 juin dernier, première grande victoire : c’est à l’unanimité que la Chambre des représentants a adopté le Ruth Moore Act, qu’elle a concocté avec Chellie Pingree, élue du Maine à la Chambre des représentants. Ruth était sous le choc. « À l’unanimité ! Je n’en reviens pas ! C’est la preuve qu’une personne peut vraiment changer les choses. » Il reste encore à passer au Sénat (ces semaines-ci, espère-t-elle), mais disons que la plus grande partie du chemin est derrière elle.

Il aura été long, ce chemin. Plus de 23 ans se sont écoulés depuis le jour où la toute jeune Ruth, nouvellement affectée au service météo des Açores, est appelée par son commandant. « Quand je suis arrivée près de lui, il m’a enfoncé un couteau dans la bouche et m’a dit que j’allais mourir si je faisais le moindre bruit. Puis il m’a violée », raconte-t-elle.

Les crimes sexuels sont une véritable épidémie au sein des forces armées américaines, comme le révélait un reportage de Châtelaine (« Mon frère d’armes, mon ennemi », par F. Pesant, octobre 2012). Selon un récent rapport du Pentagone, il y en aurait eu 26 000 en 2012. Mais à peine une victime sur huit dénonce le crime et un cas sur cent se rend devant les tribunaux. Les autres se taisent, par crainte des représailles et par manque de confiance dans le système de justice militaire.

Pour Ruth Moore, l’agression n’était que le début d’un long cauchemar. Dans l’armée américaine, un soldat témoin ou victime d’un crime doit le rapporter à son commandant, qui décidera (ou non) de traiter le cas en justice. Violée par son commandant, la jeune femme n’a personne à qui parler.

Elle finit par trouver le courage d’aller tout raconter à l’aumônier de sa base… qui la dénonce au commandant. Ce dernier, pour se venger et la faire taire, la viole de nouveau. Isolée, désemparée, la soldate fait une tentative de suicide. L’armée l’hospitalise en psychiatrie, où elle passera quatre mois, dont quatre semaines attachée à son lit.

S’ensuit un combat de deux décennies sur fond de syndrome de stress post-traumatique (SSPT), de dépression, de crises de rage et de panique. Il a fallu tout ce temps pour que le Department of Veterans Affairs, ministère qui gère tout ce qui touche les anciens combattants, finisse par reconnaître qu’elle avait été « plus probablement que non » violée durant son service, et que son SSPT était dû à cette agression. Cette reconnaissance lui donne droit à des indemnités à vie.

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Ruth Moore aurait bien mérité de se reposer enfin. Elle a plutôt décidé que les choses devaient changer. Après des années de honte et de silence, elle a commencé à témoigner à visage découvert, dans les médias et au sommet Vérité et Justice, qui se penche sur la question des agressions sexuelles dans l’armée. Et à travailler à faire changer les lois. Sa détermination lui a valu le prix Voice for Change, remis par le Service Women’s Action Network (SWAN), qui milite pour mettre fin à ce fléau.

Un autre projet de loi majeur est aussi actuellement à l’étude. Le Military Justice Improvement Act, qui vise à retirer la gestion des crimes sexuels – et de la plupart des autres crimes – de la chaîne de commandement, comme c’est déjà le cas au Royaume-Uni, au Canada, en Australie et ailleurs.

Si une telle loi avait été en vigueur à l’époque, Ruth aurait pu dénoncer son agression à la police militaire plutôt qu’à son commandant. Encore dernièrement, deux généraux, renversant les décisions de tribunaux militaires, ont réintégré des officiers reconnus coupables de viol. Et deux officiers chargés de la prévention des crimes sexuels ont été arrêtés pour…  agression sexuelle.

Les hauts généraux de l’armée, qui s’opposent férocement à cette loi, ont réussi à défaire une première mouture. Mais ils ne gagneront pas toujours. Le tumulte médiatique généré par ces événements a forcé le président Barack Obama à réagir. « Je n’ai aucune tolérance pour ce genre de crime, a-t-il déclaré. Les agresseurs doivent être tenus responsables, poursuivis, démis de leurs fonctions, traduits en cour martiale et renvoyés. Point. »

Si son projet de loi est adopté, Ruth Moore reprendra la route de Washington. Elle jure qu’elle sera aux côtés du président Obama le jour où il le ratifiera. Et qu’elle lui demandera le stylo avec lequel il aura signé.

À lire sur le même sujet : Mon frère d’armes, mon ennemi.

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