Nous trinquions à nos retrouvailles. Cela faisait deux ans que nous nous étions vues, ma meilleure amie, A., et moi. Après le bac, elle avait poursuivi ses études en Europe et j’étais partie travailler dans l’ouest du pays.
Son chum est arrivé sur ces entrefaites. J’avais hâte de faire sa connaissance. Pas lui. Il m’ignorait. «Tu as assez bu », a-t-il lancé avec hargne à ma copine en vidant sa chope dans l’évier. J’étais estomaquée. C’était notre première bière ! « Tu ne me fais pas ça, hein ? Parce que c’est moi qui décide quand j’ai assez bu », lui ai-je signalé. A. est restée silencieuse. Il s’est tourné vers moi, en pointant un doigt accusateur. « Toi, je ne t’ai pas invitée ici. Ta gueule ! » Puis, il s’est mis à insulter mon amie en l’abîmant de mots qu’on ne dit pas à la personne aimée.
Ce n’était là que le début de longues années de violence conjugale subie par A., une fille si belle, si brillante, si indépendante. Son mari jaloux a réussi à couper tous les ponts autour d’elle. Ils vivaient ensemble en couple, puis en famille, sur une île inaccessible aux proches.
J’ai essayé de l’aider. Elle me repoussait, je rappliquais. (J’ai même contacté des maisons d’hébergement à sa place !) Dans les rares moments où l’on pouvait se voir, soit elle minimisait l’emprise qu’il avait sur elle, soit elle me racontait des histoires d’horreur. Je lui répétais toujours qu’elle pouvait me téléphoner n’importe quand, que j’irais la chercher à tout moment même si près de deux heures de route nous séparaient.
A. n’était plus que l’ombre de la fille que j’avais connue au tournant de la vingtaine. Où était passé son joli rire en cascades ? Elle butait sur les mots, se contredisait… Je ne comprenais pas pourquoi elle hésitait à le laisser. Ce qu’elle finira par faire des années plus tard avec un courage admirable.
Aujourd’hui, avec le recul, je sais que j’ai été une bien mauvaise amie. J’avais oublié une chose fondamentale : elle l’aimait, cet homme, ou du moins, elle l’avait aimé.
Mais comment aider une amie, une sœur, une fille, une collègue prise au piège d’une relation destructrice ? J’ai posé la question à Khaoula Grissa, enseignante en soins infirmiers, qui a survécu, il y a deux ans, à une attaque de son ex-mari tout juste sorti de prison. (Lire son histoire dans notre numéro de janvier/février.)
« Je dirais qu’il faut la respecter, ne pas la juger… Écouter les émotions qu’elle exprime et ne pas lui faire part des siennes », me dit-elle. Ce n’est évidemment pas le moment d’énoncer ce qu’on pense du conjoint. Mais plutôt de se soucier du bien-être de cette femme et de ses enfants.
Elle poursuit. « C’est difficile d’accepter que la personne avec qui on a tout partagé nous fait tant de mal. Laisser un conjoint qu’on a aimé et qu’on aime encore, parfois, est tout un deuil. Et on le sait, un deuil peut durer une vie. »
Khaoula sait de quoi elle parle. Chaque jour, elle repense aux événements de décembre 2019 au cours desquels son ex projetait de la tuer. « La corde m’était destinée… » lâche-t-elle. Finalement, son bourreau lui laissera la vie sauve et se pendra dans la garde-robe de la chambre.
C’est elle qui l’a trouvé. « Je n’ai pas pu le réanimer, alors que j’enseigne les techniques de réanimation à mes élèves. J’ai honte… » dit-elle, les joues baignées de larmes.
Des tigres ornent sa blouse. Je lui fais remarquer que ce félin est un symbole de force et de vitalité. Elle rit. Il y a une tigresse en elle prête à bondir, on le sent. « Mon cœur est vraiment brisé. Mais je sais que je vais me reconstruire. Je dois me reconnecter à moi-même. J’étais souriante, positive, avant. Je compte bien le redevenir. »
C’est ce que je lui souhaite. Et c’est mon vœu le plus cher pour toutes les survivantes de violence conjugale.
Bonne année 2022 ! Qu’elle soit tendre et bienfaisante envers nous toutes.
Johanne Lauzon, rédactrice en chef
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Cet article est paru dans notre numéro de janvier/février.
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