Chronique

Espace libre: Parler à l’intelligence (pas qu’aux tripes)

Nous sommes entrés dans l’ère de l’humanisme. L’individu prime désormais sur les systèmes et les régimes, dit la psychologue Rachida Azdouz.

Photo: iStock.com/flyparade

C’est bien connu, sitôt qu’un terme est convoqué à tort et à travers dans le débat public, galvaudé, sur-utilisé, éculé, gratiné jusqu’à déclencher le détecteur de fumée, il est temps de se pointer au salon funéraire. En effet, un tel engouement envoie le signal que le pauvre vocable vient de quitter les pages du dictionnaire et qu’il s’apprête à rejoindre le cimetière des slogans périmés.

Après l’éthique, la résilience et la bienveillance, c’est au tour de l’humanisme d’être revendiqué par tout le monde et son frère.

Accusée de fraude il y a quelques années, l’ancienne lieutenante-gouverneure Lise Thibault se défendait en affirmant ne pas être une admi-nistratrice mais une humaniste – ce qui aurait justifié sa méconnaissance des principes éthi-ques régissant l’utilisation des deniers publics.

En 2016, Lise Thériault, alors ministre responsable de la Condition féminine, refuse l’étiquette de féministe, se définissant plutôt, elle aussi, comme une humaniste. Elle provoque ainsi l’ire des féministes.

Courant littéraire et intellectuel, l’humanisme a marqué l’histoire des idées, mais c’est aussi un mouvement qui consacre la primauté de l’individu sur les systèmes et les régimes. Il prône la raison critique et la pensée libre comme antidotes au sectarisme.

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La pierre angulaire de la pensée humaniste, c’est le rejet des justifications transcendantes, surnaturelles ou uniquement religieuses. L’éclairage de la religion n’est pas exclu, pour autant que la part de responsabilité (et de volonté) et le pouvoir de l’individu dans l’amélioration de la condition humaine ne soient pas subordonnés à l’œuvre de Dieu. L’humaniste peut parfois croire en Dieu, mais il croit surtout en l’humain.

La définition la plus simple de l’humanisme nous vient du penseur de l’Antiquité Protagoras : «L’homme est la mesure de toute chose.»

Photo: iStock.com/Estelle75

En psychologie, l’humanisme est une orientation théorique dont l’une des figures de proue est le fameux psychologue américain Abraham Maslow (1908-1970). Ce dernier s’est fait connaître du grand public par sa «pyramide», qui schématise la hiérarchie des besoins de l’être humain, en partant des nécessités de base (physiologiques) jusqu’aux besoins d’épanouissement et de réalisation de soi.

La psychologie humaniste se concentre sur l’expérience subjective, les valeurs qui la sous-tendent et les moyens d’accompagner la personne dans le développement de son potentiel.

L’émergence de la psycho-pop et l’industrie de la croissance personnelle ont eu le mérite de démocratiser et de vulgariser la pensée humaniste, mais elles ont également produit des effets pervers. En versant parfois dans l’ésotérisme et les recettes, elles ont enlevé du crédit à ses bases scientifiques et théoriques.

On retrouve d’ailleurs cette même dérive dans d’autres milieux : les médias, notamment, où la course à l’audimat a consacré le triomphe de l’émotion, de la sensiblerie, du témoignage à l’état brut, le tout justifié par un humanisme vidé de son sens et par le désir impérieux d’«humaniser» l’information supposément pour toucher le vrai monde.

Le milieu de l’éducation n’est pas en reste. À l’heure où les groupes de pression prennent d’assaut les activités parascolaires pour y aborder leurs préoccupations nobles et légitimes mais partisanes, un cours d’histoire des idées (ou de philosophie) serait opportun et nécessaire.

Étalé sur tout le parcours scolaire ou donné seulement à l’école secondaire, il serait adapté à l’âge des élèves et à leur capacité à digérer les concepts. Cet apprentissage de l’autodéfense intellectuelle offrirait le double avantage de forger des têtes bien faites (pas seulement remplies de recettes moralisatrices) et des esprits libres, capables de distinguer l’humanisme qui parle à leur intelligence du human interest qui ne sollicite que leurs tripes.

Au nom d’une certaine conception du vrai, on oublie parfois de dire le juste.

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Rachida Azdouz est psychologue spécialisée en relations interculturelles à l’Université de Montréal.

Les opinions émises dans cet article n’engagent que l’auteure et ne reflètent pas nécessairement celles de Châtelaine.

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