Dans leur vie, beaucoup de problèmes et peu d’argent. Mais les Haïtiennes sont coquettes et les salons de beauté fleurissent à Port-au-Prince. Petit luxe pour les clientes. Bouée de sauvetage pour les commerçantes.
Il fait au moins 35 degrés et l’humidité est à son comble au centre-ville de Port-au-Prince. Mais le salon Angel, à Bel Air, à côté de la chapelle funéraire Le Repos, est une vraie ruche. On tire les cheveux, on défrise, on roule. Ça n’arrête pas.
Ici, pas d’air climatisé mais un ventilateur gros comme un moteur d’avion qui pousse des rafales de vent. Pas d’eau courante non plus : on vous lave les cheveux à grands coups d’eau froide. L’eau chaude, on n’y pense même pas – de toute façon, pourquoi en voudrait-on avec cette chaleur et cette humidité ?
Bigoudis sur la tête, en sueur sous leur séchoir, les pieds dans un bassinet d’eau, une dizaine de dames cordées comme des sardines regardent Louis de Funès dans Le gendarme de Saint-Tropez à la télé noir et blanc pendant que des filles s’appliquent à leur faire manucure et pédicure. Rien ne leur ferait manquer ce petit moment bien à elles, loin de l’appartement exigu, de la marmaille et des tâches à n’en plus finir. C’est leur psychothérapie.
Dans les hauteurs cossues de Pétionville, même intensité. Les salons de beauté y sont, en plus, une représentation de la société haïtienne avec ses castes. Dans un salon caché au bout d’une allée qui traverse un jardin luxuriant, les femmes à la dernière mode de Miami viennent nombreuses, belles et hautaines, souvent blanches ou mulâtres. Elles pianotent sur leur BlackBerry (les iPhone sont rares en Haïti) pendant qu’une coiffeuse portoricaine boucle leurs cheveux bruns aux reflets caramel et qu’une Haïtienne très noire leur peint les ongles d’orteils.
Dans ce pays, le plus pauvre du continent, frappé trop souvent par des désastres de toutes sortes, on trouve des salons de beauté partout. Sur la route du centre-ville, dans les petits quartiers, dans les rues minuscules, sinueuses, effervescentes, ils ponctuent le chemin. C’est le cas aussi sur les grandes routes, dans les petites villes, les villages et même dans les camps. La beauté comme un geste de résistance, de résilience absolue.
« Pour les femmes de toutes les couches, c’est une priorité d’être belles et bien mises. Elles sont fières, les Haïtiennes ! dit Marie-Ange, la patronne du salon Angel depuis deux ans. La vie est dure. Pour certaines, c’est l’unique petite joie. Parfois, j’ai des dames qui sont incapables de payer. Je ferme les yeux, c’est ma façon de contribuer à reconstruire ce pays. » Secrétaire à temps plein, mariée à un notaire, mère de deux adolescents, Marie-Ange se considère privilégiée. « La vie est si chère aujourd’hui à Port-au-Prince, il faut deux jobs. Ce salon, c’est ma liberté. » Oui, elle a de la chance : la plupart des salons sont tenus par des femmes seules, des mères célibataires.
C’est le cas de Carole, qui exploite un minuscule salon dans le quartier de Delma Solina, proche du centre de Port-au-Prince. La trentaine gracile, la mère célibataire a perdu son premier salon dans le tremblement de terre de 2010. Depuis, elle a emménagé dans une case de tôle et de bois d’un bleu lapis lazuli d’à peine quatre mètres carrés. Sur les murs, du papier journal fait office de papier peint. Dans cet espace réduit où les pannes d’électricité surviennent à tout bout de champ, elle offre la mise en plis à 250 gourdes (6 $), la permanente à 750 (18 $), la manucure ou pédicure à 250, les rallonges de cheveux… Une fois le loyer de la case et celui de la maison réglés, elle arrive à peine à payer l’école de ses trois enfants (3 ans, 10 ans, 18 ans). Mais c’est la meilleure option : il n’y a pas de travail dans le quartier, sauf de menus commerces qui ne font pas mieux.
En ce moment, Carole coiffe madame Maurissot, qui a fait une heure et demie de bus pour venir. Bien sûr, il y a d’autres salons plus près de chez elle, mais elle veut Carole car « elle connaît mes cheveux », dit-elle. Cette dernière a chauffé les pinces à friser dans un récipient au gaz et s’acharne à faire tourner les petites mèches de cheveux en jolis rouleaux. Après madame Maurissot, ce sera au tour de Diane, une femme du quartier qui vient se faire poser des ongles. Carole utilisera de la Super Glue, version bon marché de la Krazy Glue, pour faire le travail. L’important, c’est que ça tienne. Pour trouver ses produits, Carole fouille les marchés, va chez des amis, fait des prodiges de débrouillardise. Mais c’est difficile. Plusieurs clientes apportent leur propre shampooing, revitalisant ou produit à permanente : c’est moins compliqué et ça coûte moins cher…
Ailleurs dans la ville, Julande Kadish, la proprio du salon Kadish, jubile : sa tante arrive de New York avec une valise pleine de produits, entre autres du vernis à ongles de toutes les couleurs. Julande a hérité du salon, qui est dans la famille depuis 14 ans, quand sa sœur a émigré aux États-Unis il y a 3 ans. Ce commerce, c’est sa survie : elle a perdu ses deux maris. Son petit copain lui envoie des sous des États-Unis, mais ce n’est pas suffisant. Elle non plus ne fait pas des affaires d’or, mais au moins elle réussit à payer les comptes et à envoyer les enfants à l’école.
Sa fille de 18 ans, Julie Pierre, devenue son assistante, va chaque jour chercher l’eau chez Dieu qui donne, le resto-bar d’en face. C’est 5 gourdes (20 cents) le seau. Et pour remplir le tonneau du salon, il en faut au moins une douzaine. Julande aimerait que sa grande fille reprenne le commerce. Mais Julie Pierre, elle, rêve. « Je n’en peux plus de ce pays de misère, je veux partir aux USA. »
Julande et sa fille font les salutations d’usage aux notables du quartier. Dans ce pays où règne la loi de la jungle, il faut parfaire l’art des alliances, cultiver les appuis, user à la fois de charme et de force. « Si jamais on nous faisait du mal, dit Julande, je saurais qui aller voir et ce ne serait pas la police. Le coupable serait puni comme vous ne pouvez imaginer. » Mais Julande se dérobe lorsqu’on tente de savoir qui la protège. Rien n’est simple en Haïti et tout a un prix, surtout la sécurité.
Dernière image de ma tournée : dans la boue et la poussière du camp Delmas 40, les pieds magnifiques d’une leader du camp. Chaque ongle d’orteil, peint de petits dessins, est une œuvre miniature. « Je n’ai que ça à faire », soupire-t-elle. Elle ne l’a pas dit, mais on a compris : dans ce pays pauvre et machiste, le corps d’une femme est trop souvent son bien le plus précieux.