Les héros sont essentiels, avance le neuropsychiatre français Boris Cyrulnik. Capables de triompher de l’abandon, de la malveillance et de l’injustice, ils nous démontrent que l’on peut surmonter les difficultés et se relever après les coups. Orphelin très jeune – ses parents sont morts à Auschwitz et il a échappé, à six ans, à une rafle de la Gestapo en s’enfuyant –, il raconte que ses héros, de Tarzan à Oliver Twist, lui ont permis de survivre à son « enfance fracassée ». « Nous traversions les mêmes épreuves, dit-il. Leur épopée me racontait qu’il était possible de s’élever au-dessus de la fadeur des jours et du malheur de vivre. »
Or, ces êtres peuvent également avoir un côté maléfique, soumettre les humains à des idéologies extrêmes, puis les entraîner dans une spirale destructrice. C’est ce qui arrive aujourd’hui, selon lui.
À près de 80 ans, le « père » de la résilience – cette capacité à rebondir malgré les blessures, dont il a popularisé le concept – demeure toujours aussi pertinent. Dans Ivres paradis, bonheurs héroïques, qu’il publie ces jours-ci chez Odile Jacob, il se penche sur la fabrication des héros, sur le retour du discours totalitaire et sur l’attrait du fondamentalisme religieux.
Nous l’avons joint à son domicile de Toulon, dans le sud de la France, avant son passage à Trois-Rivières, du 22 au 24 août, dans le cadre du troisième Congrès mondial sur la résilience.
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Tout le monde a besoin de héros, dites-vous. Pourquoi ?
On en a besoin pour se construire quand on est petit, pour se réparer quand on est blessé et se donner de la force quand on se sent faible. Cela peut arriver à tout âge. Quand on est adulte, ce n’est plus Tarzan ni Zorro mais quelqu’un qui a résolu le problème dont on souffre : un médecin, un écrivain, un soldat, un voyageur, un sportif… Ce sont des héros bénéfiques. Mais quand on est faible, quand la culture ou l’État sont défaillants, on peut très bien voter ou se laisser hypnotiser par un héros maléfique. Lorsqu’on est très malheureux, on peut s’identifier à un sauveur qui va tuer tout le monde pour nous rescaper. Sur le point de se noyer, on s’accroche à tout ce qui flotte et alors on devient une proie pour les gourous, pour les sectes. C’est ce qui se passe actuellement au Proche-Orient et en France.
En ce début de 21e siècle, « le climat est favorable à la naissance des héros », écrivez-vous. Pourquoi ?
Il y a une faiblesse planétaire du fait, peut-être, de la mondialisation des biens et des informations et surtout de l’urbanisation, qui modifie au complet les rapports familiaux et de groupe. Les djihadistes profitent de cette fragilité globale pour imposer leur loi. S’il y avait une stabilité sociale et culturelle, ils n’auraient pas cette possibilité. La génération née après la Seconde Guerre mondiale est probablement en Europe la seule qui a passé une vie entière sans conflit majeur. Et moi, naïf, j’étais convaincu que c’était fini. J’ai commencé ma vie sous le joug d’un langage totalitaire – celui du nazisme, du communisme. Et à mon étonnement et mon désespoir, je le vois réapparaître.
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Comment expliquer que des jeunes – au Canada comme en France, et pas forcément issus de milieux défavorisés – soient attirés par le fondamentalisme religieux ?
Sur plus de 8 000 jeunes radicalisés actuellement fichés en France, seulement 100 sont diagnostiqués psychopathes. Ils ont été délinquants, sont allés en prison et c’est là, souvent, qu’ils rencontrent le gourou qui va les fanatiser et les exploiter. Ils commettent des crimes terrifiants dont les médias parlent beaucoup. On a alors l’impression que tous viennent de quartiers pauvres, déculturés, et qu’ils n’ont ni famille ni école. Mais ce n’est pas le cas. La majorité de ces extrémistes ont des parents dévoués, chrétiens, musulmans ou sans dieu, qui s’occupent bien de leurs enfants et rêvent de les voir apprendre un métier. Ils sont stupéfaits de s’apercevoir que leur progéniture part faire le djihad. Si ces jeunes bien élevés sont aussi des proies, c’est la preuve d’une carence culturelle et non pas familiale.
D’où provient cette carence ?
À l’adolescence, on doit quitter sa famille pour deux raisons : l’apparition du désir sexuel et l’émergence du désir de fierté et d’indépendance sociale. Or, dans les cultures modernes, on n’accueille plus les adolescents. Ils restent dépendants de leur famille, qu’ils ont du mal à quitter. Beaucoup de facteurs – urbanisation, chômage, immigration – contribuent à ce qu’ils ne soient pas fiers d’eux et aient du mal à socialiser.
Selon vous, on n’encourage d’ailleurs pas assez les ados à prendre des risques, ils vivent une existence surprotégée, morne…
Les protéger à l’excès les empêche de se mettre à l’épreuve et donc de découvrir ce dont ils sont capables. Ils flottent souvent ainsi, sans racines, sans rêves, et cherchent un engagement. Arrive alors un escroc – rencontré en prison, à la ville, à la mosquée ou sur Internet – qui se sert de l’islam pour leur faire croire qu’ils vont vivre une épopée, à l’âge où ils sont avides d’exaltation.
Est-il plus difficile de vivre aujourd’hui qu’avant avec le temps qui s’accélère sans cesse ?
Aujourd’hui, tout le monde vit au sprint, hommes, femmes, enfants. Alors qu’autrefois les conditions de travail étaient très lourdes sur le plan physique, c’est sur le plan psychique qu’elles le sont maintenant. Dans les pays asiatiques encore plus que chez nous. Je rentre de Chine, où les résultats sociaux, matériels, sont excellents, mais à un prix humain exorbitant ! Les villes grossissent à une vitesse stupéfiante, et le nombre de suicides est faramineux – surtout chez les femmes. C’est la première fois, depuis qu’on mène des études sociologiques sur le sujet, qu’elles sont plus nombreuses que les hommes à se donner la mort. Leurs conditions matérielles sont meilleures en ville qu’à la campagne, elles y gagnent mieux leur vie mais, en cas de maladie ou de pépin, elles sont seules et passent à l’acte.
Vous êtes invité dans le monde entier, du Congo à la Syrie en passant par le Japon… Toute cette souffrance humaine vous rend-elle pessimiste ?
Je pense que le monde vivant évolue par catastrophes. On perfectionne des systèmes qui améliorent les conditions d’existence, puis on va trop loin. On découvre des médicaments, mais on en prend tellement qu’on en tombe malade. On découvre l’industrie, puis on sacrifie les ouvriers. On découvre l’ordinateur et on organise toute la société autour de lui ; on crée un monde virtuel qui subjugue et soumet nos enfants. Je ne suis pas pessimiste parce que je crois qu’on court à la catastrophe ! Et qu’après la catastrophe, on sera obligés d’apprendre à vivre, de trouver les nouvelles règles de vie sociale.
À LIRE: Dénoncer plus que jamais
Ivres paradis, bonheurs héroïques, par Boris Cyrulnik, Édition Odile Jacob, 34,95 $