Société

Doit-on craindre pour le droit à l’avortement aux États-Unis?

Le choix du juge Brett Kavanaugh à la Cour suprême des États-Unis, annoncé le 9 juillet par Donald Trump, donne des sueurs froides aux groupes de défense du droit à l’avortement. Le risque est-il bien réel? «Les craintes sont fondées, mais ce ne sera pas pour demain matin», dit Andréanne Bissonnette, chercheure en résidence à l’Observatoire sur les États-Unis de la chaire Raoul-Dandurand.

Photo: iStock.com/Diego Cervo

Le départ à la retraite du juge Anthony Kennedy, qui votait en général de façon plutôt progressiste, et son remplacement par Brett Kavanaugh risquent de marquer la fin d’un certain équilibre à la Cour suprême américaine. Avec une majorité de juges aux valeurs conservatrices, la plus haute cour du pays pourrait renverser l’arrêt Roe c. Wade, qui a rendu l’avortement légal en 1973.

Cette nomination représente-t-elle vraiment un risque pour le droit à l’avortement?

Dès qu’un nouveau juge conservateur est nommé, il y a toujours un risque de renversement pour Roe c. Wade. Toutefois, même si Brett Kavanaugh est assurément conservateur, il l’est beaucoup plus sur les questions de séparation des pouvoirs, de port d’armes, du droit des entreprises, des régulations gouvernementales et de liberté religieuse. Sur l’avortement, il est beaucoup moins absolutiste que d’autres magistrats.

Qu’est-ce qui vous permet de tirer cette conclusion?

Quand il a été nommé à la Cour d’appel, il a refusé de dire s’il était pour ou contre l’avortement. Il a simplement déclaré que son opinion personnelle n’était pas ce qui menait ses décisions et que, s’il était confirmé à son poste, il allait respecter l’arrêt. Or, c’est une chose de le dire quand on est confirmé à la Cour d’appel, une cour inférieure à la Cour suprême, c’en est une autre lorsqu’on siège à la plus haute cour du pays et qu’on a le pouvoir d’invalider Roe c. Wade. C’est pour ça que le processus de confirmation est important. Avant d’être confirmé dans son poste, il doit encore témoigner devant le Sénat. Il se fera certainement demander s’il compte revenir sur Roe c. Wade ou protéger le droit à l’avortement.

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Ce n’est pas encore joué, donc. Le Sénat pourrait refuser sa nomination?

C’est possible, puisque la majorité des Républicains à cette chambre est très mince. Deux sénatrices républicaines ont dit qu’elles allaient voter contre sa nomination, alors que trois sénateurs démocrates ont affirmé que ce sera un vote difficile pour eux. Ils sont en élection cette année dans des États du Midwest où la lutte sera serrée.

Mais il faut également se rappeler que, bien avant cette nomination, le droit à l’avortement était déjà grandement menacé dans plusieurs régions du pays. Il y a déjà 29 états sur 50 qui sont considérés comme hostiles ou très hostiles au droit à l’avortement.

Pourquoi le droit à l’avortement est-il si fragile aux États-Unis?

L’avortement est légal partout au pays, mais les États qui s’y opposent peuvent en restreindre l’accès tout en respectant la loi fédérale. Au Kentucky ou au Mississipi, présentement, il n’y a qu’une seule clinique qui offre l’avortement dans tout l’État, et c’est tout à fait légal. Ils répondent au droit effectif des femmes à obtenir un avortement, mais dans les faits, ils limitent beaucoup l’accès.

C’est dû au fait que l’avortement fait partie des soins de santé, une responsabilité des États. Mais au-delà de ça, dans le texte même de Roe c. Wade, il est spécifié que les États ont le droit d’adopter toute loi pour encadrer la pratique de l’avortement. En autant qu’elle serve à protéger la santé de la mère. Des lois sont donc adoptées pour limiter l’accès à l’avortement, mais elles sont formulées de façon à avoir l’air de protéger la mère.

Avez-vous quelques exemples de ces lois qui restreignent l’accès à l’avortement?

Certains États obligent une période d’attente de quelques jours, des consultations, des échographies. C’est très inégal dans le pays.

Il y a aussi une loi fédérale qui stipule que les fonds fédéraux ne peuvent être utilisés pour couvrir les coûts d’un avortement. Ça signifie que les femmes qui sont couvertes par l’assurance publique Medicaid, donc celles qui sont dans des situations financières très précaires, ne peuvent l’utiliser pour recourir à un avortement. Au Texas, un avortement de premier trimestre coûte environ 500$. Et ça peut aller jusqu’à 800$ pour un avortement de deuxième trimestre. Plusieurs femmes disent y renoncer pour pouvoir payer leurs factures.

Sur ces restrictions, on ne sait pas quelle position le juge Kavanaugh adoptera. S’il est confirmé par le Sénat, il sera, par exemple, appelé à voter sur le heartbeat bill de l’Iowa, qui stipule que l’avortement n’est pas légal à partir du moment où on entend le cœur de l’embryon battre, soit environ à la sixième semaine de grossesse. Puisqu’une femme sait rarement qu’elle est enceinte avant ce délai, surtout si la grossesse n’est pas planifiée, cette loi attaque le fondement même de Roe c. Wade, le droit intégral à l’avortement.

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Où se situe l’opinion publique américaine sur la question de l’avortement?

Selon de récents sondages portant sur Roe c. Wade, une majorité d’Américains est en faveur du droit à l’avortement. Même si seulement 29% l’approuvent dans toutes les circonstances, environ 50% des gens souhaitent qu’il demeure légal, mais avec certaines limitations.

Cependant, les lobbys anti-choix sont très actifs et visibles sur la scène nationale et dans les États. Ils ont beaucoup d’expérience dans l’élaboration de projets de lois, qu’ils soumettent directement aux élus. On les voit aussi chaque année en janvier lors de la marche pour la vie à Washington. Ça donne l’impression d’un activisme très important, mais ça ne représente pas nécessairement l’opinion publique.

Les lignes de parti, elles, sont très marquées. Plus de 80% des démocrates sont en faveur du maintien de Roe c. Wade, alors que c’est le cas de seulement 43% des républicains.

Le président ne donne pas l’impression de partager les valeurs des fondamentalistes religieux de son parti. Cherche-t-il vraiment à rendre l’avortement illégal?

Donald Trump a mis beaucoup de temps pendant la campagne électorale avant de dire s’il allait nommer des juges qui s’opposent à Roe c. Wade. Il a finalement dit qu’il le ferait au dernier débat présidentiel. C’est ce qu’il a fait avec Neil Gorsuch, sa première nomination. On en saura bientôt plus sur la position précise de Kavanaugh.

Mais Trump n’est pas seul et, sur cette question, il faut tourner notre regard vers Mike Pence, le vice-président. Conservateur religieux, il a signé des lois très restrictives pour l’accès à l’avortement lors de son passage comme gouverneur de l’Indiana. Il est très actif sur cette question et s’est même présenté aux marches pour la vie pendant les deux premières années du mandat de Trump. Si le pouvoir de nommer les juges reste une prérogative présidentielle, l’influence de Pence se fait sentir.

Et puis, on parle beaucoup des nominations à la Cour suprême, mais il ne faut pas oublier que Trump nomme également les juges aux cours fédérales d’appel et de district. En nommant des juges conservateurs et anti-choix à ces cours, il permet à plus de causes de se rendre à la Cour suprême et d’éroder le droit à l’avortement. Mais tant que la Cour suprême ne revient pas elle-même sur Roe v. Wade, l’arrêt restera en place.

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