Entrevues

Profession première dame

Sophie Grégoire voudrait plus d’aide pour répondre aux demandes des citoyens, et on l’accuse tout de go de se prendre pour la reine. Cela révèle bien la situation délicate dans laquelle se retrouvent les épouses de premiers ministres, selon la politicologue Armelle Le Bras-Chopard.

Il y a eu sa prestation a cappella, ses vœux de « courge, amour, lumière, paix » au peuple japonais, la controverse autour de son appel à l’aide pour renforcer son équipe… Pas de doute, la flamboyante Sophie Grégoire ne laisse personne indifférent. Dans votre ouvrage Première dame, second rôle (Éditions du Seuil, 2009), vous expliquez que la partie n’est pas toujours facile pour les conjointes de chefs de gouvernement, et encore moins peut-être de nos jours. Pourquoi?

Armelle Le Bras-ChopardArmelle Le Bras-Chopard : C’est compliqué pour elles parce que, à l’instar de la majorité des femmes d’aujourd’hui, elles sont éduquées et autonomes financièrement, à égalité de droits dans la famille. Souvent, elles avaient une carrière florissante avant que leur mari soit élu: Hilary Clinton était avocate, Michelle Obama aussi. Mais la plupart abandonnent leur métier, à cause des contraintes que posent les fonctions de leur époux. Elles ont l’obligation non écrite de les accompagner dans des activités protocolaires, par exemple, et leur liberté d’expression et de mouvement est restreinte – elles ne peuvent plus sortir sans gardes du corps, doivent surveiller leurs déclarations… Mais leur soif d’avoir une vie à elles et d’être reconnue ne disparaît pas pour autant. L’expression qu’elles utilisent le plus souvent, en tout cas chez nous, en France, c’est : «Je ne serai pas une potiche!» Pas question de se contenter de mettre leur touche personnelle aux menus ou à la décoration – elles veulent s’impliquer, avoir leurs propres activités, et elles s’exposent aux médias à titre personnel. C’est même devenu une tradition pour les premières dames françaises de créer leur fondation, parce qu’elles ont besoin d’exister publiquement à défaut d’avoir une légitimité politique. C’est toutefois contradictoire parce que c’est à leur mari qu’elles doivent leur visibilité. Aussi, en dépit d’une image plus moderne qu’à l’époque où on leur disait carrément de se taire, les épouses de gouvernants se coulent quand même dans le moule traditionnel et elles sont encore appréhendées par la presse de cette manière.

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Quel est ce mode traditionnel?

Regardez Sophie Grégoire: les médias font grand cas de son apparence. On détaille ses tenues, on s’intéresse de près aux designers qu’elle choisit… Sa beauté et sa fraîcheur témoignent de la capacité de séduction de son mari, de sa virilité, et ça sert son leadership à lui, mais, en ce qui la concerne, c’est très réducteur. Ensuite, Sophie Grégoire se présente comme responsable du bon fonctionnement de la maisonnée, comme gardienne de l’équilibre de sa famille… Là aussi, on est dans le modèle traditionnel, celui de la femme maternante qui s’occupe de tout, qui offre son soutien inconditionnel pendant que son époux vaque aux affaires de l’État. Jusqu’à un certain point, d’ailleurs, le public s’attend à ce qu’elle projette cette image jugée rassurante. Aussi, les causes qu’elle défend s’inscrivent dans la continuité des bonnes œuvres dont se sont toujours occupées les épouses de premiers ministres, tels la santé et les arts… Par contre, elle se démarque par sa volonté de défendre les droits des femmes. J’ai hâte de voir ce qu’elle va faire en ce domaine. 

Les médias et le public en général n’ont pas du tout les mêmes attentes à l’égard des rares conjoints de femmes qui dirigent un gouvernement, notez-vous…

En effet, personne ne s’attend à ce qu’ils jouent un rôle particulier dans la sphère publique. Il n’existe même pas d’équivalent masculin à «première dame» dans le langage courant [NDLR: Hilary Clinton a suggéré first dude!]. Prenons l’exemple de Joachim Sauer, époux de la chancelière fédérale allemande Angela Merkel. Il poursuit sa carrière scientifique, n’accorde pas d’entrevues aux médias, participe aux activités de sa femme à l’occasion seulement et a conservé son nom de naissance, évidemment [NDRL: Sophie Grégoire se fait appeler Sophie Grégoire Trudeau depuis l’élection de son mari – le bureau du premier ministre insiste d’ailleurs pour que les médias respectent cette décision, même si porter le nom de son mari est illégal au Québec]. Par ailleurs, l’opinion publique n’a pas été tendre à l’égard du conjoint de Julia Gillard, ex-première ministre d’Australie, qui avait décidé d’abandonner sa profession de courtier immobilier pour appuyer à temps plein sa femme dans ses activités politiques. Il avait l’air ravi de l’accompagner partout. Mais les Australiens ont protesté: «Qu’est-ce que c’est que ce pique-assiette!»

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Prime Minister Justin Trudeau and wife Sophie Gregoire attend the funeral of Jean Lapierre and Nicole Beaulieu in Montreal, Saturday, April 16, 2016. THE CANADIAN PRESS IMAGES/Graham Hughes

Photo: Graham Hughes, La Presse canadienne

Sophie Grégoire a clairement affirmé sa volonté de faire partie de l’aventure politique de son mari, allant jusqu’à dire, en parlant de la population : «Ils nous ont élus.» Il faut dire qu’elle reçoit des demandes par centaine de la part de citoyens qui voudraient qu’elle embrasse leur cause ou leur viennent en aide. Pensez-vous que les Parlements devraient accorder un statut officiel au conjoint du chef du gouvernement ou du président?

Je suis contre, parce que ça créerait une obligation que la personne n’aurait peut-être pas envie de respecter. En revanche, je ne suis pas hostile à ce qu’elle bénéficie, si elle souhaite s’engager, d’un contrat rémunéré d’assistante ou de chargée de mission. Le partenaire pourrait être affecté au courrier et au protocole. On pourrait aussi préciser d’autres tâches. Car de toute façon, statut officiel ou pas, il est vrai que les conjointes sont sollicitées par la population pour défendre des causes, ce qui constitue d’ailleurs une sorte de contournement de la démocratie. Le phénomène date d’il y a longtemps: à l’époque des monarchies de l’Ancien Régime, on passait souvent par la reine pour obtenir les faveurs du roi. D’ailleurs, elles assistaient, en certains cas, aux réunions du conseil privé, pouvaient jouer un rôle diplomatique en temps de guerre et assuraient la régence si le roi mourait ou s’absentait. Ce partenariat politique des époux a cessé avec l’avènement de la démocratie, puisque la population n’élit qu’une seule personne. L’épouse a alors été reléguée dans la sphère privée. Ce sont beaucoup les médias qui en ont fait des célébrités, car leur image en couverture des magazines fait vendre; ces femmes suscitent la curiosité. Elles sont aussi parfois mises en avant par les stratèges du parti au pouvoir, surtout à notre époque très people, où l’homme politique s’adresse plus aux émotions qu’à la raison des citoyens.

Dans Terrain d’entente, ouvrage dans lequel Justin Trudeau relate son parcours, il est très souvent question de sa conjointe, Sophie, dont il dit qu’elle a «fortement influencé» son style politique. Elle relit ses discours, le calme avant qu’il monte sur scène, surveille ses interventions dans les médias, le reprend quand il semble dévier de ses valeurs personnelles… À travers l’histoire, certaines premières dames ont-elles joui d’un réel pouvoir dans l’ombre?

Autrefois, on disait que les femmes «faisaient les mœurs»: on leur reconnaissait un rôle bienfaisant pour civiliser les manières supposément rustres des mâles. Quand on parle de l’influence des épouses des gouvernants, on nage souvent dans ces eaux-là: elles corrigent leurs erreurs de langage, donnent leur avis sur leurs allocutions, veillent à leur garde-robe et à leur hygiène de vie, leur interdisent le chocolat… C’est une influence personnelle, certes, encore une fois en ligne avec le stéréotype de la femme maternante, mais savent-elles vraiment le fond des affaires? Et puis, en dernier lieu, c’est quand même le titulaire du mandat politique qui a le dernier mot. Ceci dit, certaines premières dames semblent avoir eu un impact réel sur les politiques de leur époux. À l’époque du premier mandat présidentiel de son mari, Hillary Clinton, qui avait fait installer son équipe de 20 personnes dans la même aile que le bureau ovale – le fameux Hillaryland –, a pris la tête d’un comité pour réformer le système de santé. On attribue aussi largement le New Deal, mis en place par l’ex-président des États-Unis Franklin Roosevelt, à sa femme, Eleanor, qui avait également la réputation de faire et défaire des carrières politiques en fonction de ses amitiés, tout comme Bernadette Chirac et Cécilia Sarkozy. Mais, règle générale, cette influence reste difficile à mesurer… Et on la soupçonne davantage d’être mauvaise que bonne!

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