Société

La raison accommodante

Intégrer les immigrants sans renier nos valeurs, c’est possible !

C’est un petit livre au titre punch : Accommodements raisonnables – Droit à la différence et non différence des droits. Il a atterri dans nos bureaux au moment où la Commission Bouchard-Taylor battait son plein. Un texte clair et éclairant, qui met de l’ordre dans des notions complexes comme droits, laïcité, intégration ou pluralisme. Bref, des propos censés, qui ont inspiré notre respect en mettant de la mesure dans un débat souvent plus émotif que… raisonnable.

À la veille des recommandations très attendues de la Commission, nous avons donc demandé à son auteure, Yolande Geadah, son « Rapport » à elle pour harmoniser nos relations interculturelles.

D’abord, des faits. Beaucoup ont l’impression que les demandes d’accommodements sont principalement religieuses et le fait d’immigrants.

La vérité, c’est que 98 % des plaintes déposées entre 2000 et 2005 auprès de la Commission des droits de la personne ne concernaient pas la religion ; et que la majorité des 2 % de plaintes pour discrimination religieuse ont été déposées par des gens non issus de l’immigration ! Autres chiffres oubliés : au Québec, musulmans, juifs et sikhs réunis forment à peine 3 % de la population. Les catholiques, 83,2 %. Il n’y a donc pas péril en la demeure.

Par définition, un accommodement, dit Yolande Geadah, répare une injustice à l’égard d’un individu qui subit une discrimination causée par l’application rigide d’une règle. Cette approche juridique a un effet d’entraînement à long terme. Cela risque de créer une foule de sous-catégories de citoyens soumis à des règles différentes. Pour arriver à vivre ensemble, il vaut mieux aménager un espace public commun, où tout le monde, origines et croyances confondues, aura les mêmes droits et les mêmes devoirs. Comment ? La chercheure propose des balises (voir le « Rapport Geadah »).

Châtelaine a rencontré Yolande Geadah chez elle.

Yolande Geadah
Elle est née en Égypte et vit au Québec depuis 40 ans. Diplômée en sciences politiques, chercheure indépendante et membre de l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF) de l’UQAM, elle travaille en développement international. Ses centres d’intérêt : les droits des femmes, l’intégration des arrivants, les rapports culturels, la laïcité. Pas étonnant qu’elle ait écrit Accommodements raisonnables – Droit à la différence et non différence des droits, petit essai percutant qui lui a valu, en décembre, le prix Condorcet 2007 du Mouvement laïque québécois.

Hélène Matteau : Qu’avez-vous pensé des audiences de la Commission Bouchard-Taylor ?
Yolande Geadah : Au début, je me suis dit : « Enfin, on va assainir le débat ! » Par la suite, à mesure que les témoignages allaient… disons, dans tous les sens, j’ai pensé que la diffusion en instantané des audiences publiques, ce n’était pas une si bonne idée. Il aurait fallu un recul, ne retenir que des messages significatifs, pas des commentaires hostiles blessants. Reste à voir les recommandations. Je ne sais pas trop à quoi m’attendre.

Ces commentaires « qui allaient dans tous les sens » reflètent-ils vraiment la pensée des Québécois ?
Je n’en suis pas certaine. Ceux qui se sont exprimés l’ont fait de bonne foi, à ce que j’ai vu. Ce sont peut-être ceux qui en avaient le plus sur le cœur ? J’étais contente qu’on élargisse le débat sur les accommodements raisonnables, parce qu’ils touchent aussi des coutumes et des pratiques sociales. Mais de là à inclure un débat sur l’identité québécoise ! Alors on a recueilli un peu tout et rien. Il aurait fallu se centrer sur les revendications religieuses controversées.

C’est la question de fond ?
Oui. Pas le fait religieux, qui est légitime, mais sa place dans l’espace public quand il change les règles établies. Le problème, c’est l’intégrisme. Ceux qui se servent de la religion aux fins d’asseoir leur pouvoir, en l’exerçant d’abord contre leurs propres fidèles. Il faut reconnaître les libertés religieuses, mais sans aller jusqu’à changer les règles de gestion laïque, qui sont les mieux adaptées au pluralisme culturel. Il y a consensus autour de ça.

On dirait que la religion des autres a fait tout à coup redécouvrir aux Québécois leur histoire catholique.
Pourtant, la pratique est en baisse au point que les églises se vident. C’est particulier au Québec, tout à fait contraire à ce qu’on observe ailleurs. Il y a un regain d’intérêt pour la religion partout et une montée de tous les intégrismes religieux, y compris aux États-Unis et en Europe. Aussi, une confrontation : les gens sont choqués par des valeurs qu’ils ne partagent pas, par exemple, quand on remet en question l’égalité des sexes.

L’opinion de Yolande Geadah sur le port du voile
« La majorité des musulmanes qui vivent ici ne portent pas le voile. Cette coutume précède l’islam de loin et ne lui est pas exclusive : qu’on pense à la Vierge Marie. On veut cacher les cheveux des femmes parce qu’ils sont un symbole d’attrait sexuel. Le Coran prescrit aux femmes, et aux hommes, de s’habiller modestement, mais ces versets ont des interprétations différentes. Celle qui prime, actuellement, fait du port du voile une obligation religieuse. Elle a été réintroduite depuis une trentaine d’années par le mouvement intégriste, qui gagne en ampleur. Mais elle est contestée par d’autres lectures, qui y voient seulement une recommandation. Certaines musulmanes refusent de le porter parce que, à travers cette obligation, le mouvement intégriste impose beaucoup d’autres restrictions aux femmes au nom de la foi. Le voile a plusieurs connotations, souvent symboliques de l’exclusion des femmes ou du moins associées à leur rôle traditionnel. On n’a donc pas tort d’être critique à cet effet. Cependant, cela ne justifie en aucun cas l’hostilité à l’égard de celles qui le portent. Et ça, il faut le dire et le répéter : il faut reconnaître aux femmes adultes le droit de le porter. À l’école, comme il s’agit de mineures, c’est différent. L’objectif de l’intégration devrait primer sur l’expression des différences. Pour cela, il faudrait mener une réflexion approfondie sur le sens et la justification des symboles religieux. Je propose d’y arriver par l’éducation, plutôt que par une loi. »

La laïcité des institutions québécoises est-elle menacée ?
La laïcité inclut le principe de séparation de l’Église et de l’État. Mais c’est aussi la liberté de conscience – croire ou ne pas croire ce que l’on veut –, l’égalité des options spirituelles et la neutralité de l’État sur ces questions. Elle peut donc très bien se vivre dans le respect des valeurs religieuses. Mais les croyances religieuses ne doivent dicter ni les lois, ni les règles sociales ou politiques. Celles-là sont choisies démocratiquement et doivent s’appliquer à tous et chacun, peu importe leur orientation religieuse. C’est ça, un modèle de laïcité ouverte.

La question des accommodements en soulève beaucoup d’autres…
Comme celle de l’intégration économique. Tous les immigrants qui ont pris la parole devant la Commission en ont parlé. Ce qui est primordial, ce ne sont pas les accommodements religieux, mais économiques. Que leurs diplômes et leur expérience soient reconnus, qu’on leur offre de réelles possibilités d’emploi. Parce que l’exclusion économique produit un renfermement identitaire qui retarde l’intégration et peut être exploité par l’extrémisme religieux.

Qu’entendez-vous par renfermement identitaire ?
Quand on ne trouve nulle part où exercer ses compétences, on se referme sur soi. Or, un repli en provoque un autre. Quand l’un émerge, les autres se réveillent et l’intégrisme religieux prospère.

Dangereux pour les droits des femmes…
Oui, car les intégrismes religieux, qu’ils soient juifs, chrétiens ou musulmans, se donnent la main par-dessus la tête des femmes parce qu’ils s’entendent sur un point : la place des femmes est à la maison. Ça, c’est l’autre volet des accommodements : comment assurer les droits des femmes. Là-dessus, il n’y a pas 40 solutions. Ce n’est pas seulement par des lois, mais par l’éducation et par des mesures concrètes qu’on peut y arriver. Il faut que les femmes, dès leur arrivée ici, puissent connaître leurs droits et le système juridique canadien. On doit aussi refuser le pluralisme juridique. On a vu toute la mobilisation contre les tribunaux de la charia. Les musulmanes elles-mêmes n’en veulent pas ! Ce sont nos lois laïques, et démocratiques, qui doivent s’appliquer.

Les médias ont sûrement un rôle à jouer ?
Très certainement. Quand ils mettent l’accent sur des opinions hostiles, pourtant très minoritaires, comme cela s’est passé pendant la Commission, cela a pour effet de les amplifier, de les légitimer et de renforcer les préjugés à l’endroit des minorités. Ils font la même chose du côté des extrémistes religieux, qu’ils présentent comme des porte-parole de leur communauté, alors qu’ils ne sont pas du tout représentatifs.

Pourtant les modérés sont là, mais on ne les invite pas. Or, les gens qui ne fréquentent pas les communautés culturelles se font une idée à partir de ce que les médias présentent. Ça fait peur quand on n’entend tout le temps que des opinions extrémistes. On finit par s’imaginer que lapider les femmes, c’est la norme chez les musulmans ! Cela donne une image fausse et farfelue de cette religion aux Québécois. Et puis on parle trop peu des contributions très positives de membres des communautés à la culture, la science ou l’économie. Pas étonnant que, devant la Commission, tant de commentaires se soient focalisés sur les quelques accommodements qui ont suscité la controverse.

Les commissaires Taylor et Bouchard ont-ils lu votre livre ?
Monsieur Bouchard l’a eu en main, je ne sais pas s’il l’a lu.

Vous l’espéreriez ?
Oui. Il me semble que ce que je propose pourrait rétablir un peu les choses…

Le « Rapport Geadah »
Au dernier chapitre de son livre, Yolande Geadah propose huit pistes de solution pour mieux vivre ensemble. Ces pistes constituent un ensemble, insiste-t-elle, puisque « l’une renforce l’autre ».

Extraits.
1. Affirmer la protection des droits à l’égalité des sexes.
[…] l’exercice de la liberté religieuse comporte des risques d’atteinte au droit à l’égalité des sexes, garanti au plan international, particulièrement dans la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’endroit des femmes. […] Le Canada, signataire de cette Convention, a donc l’obligation de protéger les femmes contre les traditions religieuses qui restreignent leurs droits.

2. Revoir le concept d’accommodement et de liberté religieuse.
L’obligation d’accommodement doit être considérée comme un chemin à deux voies. […] les individus doivent, eux aussi, être appelés à trouver des accommodements raisonnables pour respecter les règles établies par les institutions. Quant à la liberté religieuse, insérée dans les chartes québécoise et canadienne, il faudrait en préciser la définition. […] nul ne doit, en raison de ses croyances religieuses, subir de persécution ni de discrimination […] mais cela n’inclut pas le droit de mettre en application toutes les pratiques […] en tout lieu et en tout temps.

3. Refuser la ségrégation sexuelle dans les institutions.
Toutes les communautés sont aujourd’hui capables de s’accommoder de la mixité dans les lieux publics.

4. Décourager le port de symboles religieux.
L’analyse montre que l’introduction de symboles religieux à l’école ne favorise pas l’intégration des personnes qui les portent et qu’elle ouvre la porte […] à des pressions indues […] Dans le cas de la fonction publique […] il existe un devoir de réserve de la part des fonctionnaires de l’État de ne pas afficher leurs allégeances politiques dans le cadre de leur fonction. Ce devoir de réserve devrait s’étendre à l’appartenance religieuse.

5. Adopter des règles de gestion laïque.
[…] les institutions publiques demeurent ouvertes à tous les citoyens et citoyennes, indépendamment de leur appartenance religieuse. Mais cela ne signifie pas pour autant que les politiques et les règlements administratifs […] doivent être en harmonie avec toutes les pratiques et les croyances religieuses de chaque groupe.

6. Soumettre le discours religieux et l’éducation religieuse à certains critères.
[Ils] doivent respecter les droits inscrits dans les chartes. Ainsi, ils ne doivent pas nier l’égalité des sexes, ni porter atteinte à la dignité des femmes, ni encore inciter à la coercition dans l’imposition de valeurs morales.

7. Refuser le pluralisme juridique.
[…] tous les citoyens et citoyennes sont soumis à un système juridique unique et laïque.

8. Concevoir une nouvelle politique et des stratégies d’intégration.
[…] allouer les ressources nécessaires pour assurer aux nouveaux immigrants un meilleur accès à l’emploi et à la culture.

 

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