«Je savais bien que quelque chose n’allait pas, mais je n’osais pas prendre le risque de demander des soins, de peur que quelqu’un me dénonce. C’est pour cette raison que je ne suis pas tout de suite allée voir un médecin quand j’ai commencé à être malade, il y a quelques années. Je perdais beaucoup, beaucoup de poids. Un matin, alors que je me sentais vraiment trop faible, j’ai fini par me décider à aller à l’hôpital. Je devais avoir confiance qu’ils m’aideraient.
L’infirmière qui m’a accueillie a été très gentille avec moi et m’a fait quelques tests, même si je n’avais pas de carte d’assurance maladie. Dieu merci, elle m’a comprise et n’a pas appelé les autorités.
J’étais diabétique. Le médecin voulait me garder pour la nuit, mais ce n’était pas possible. J’arrivais tout juste à payer mon loyer, je ne pouvais pas payer une facture d’hospitalisation. Il m’a fait promettre de revenir le lendemain et m’a laissé partir.
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Pendant six semaines, je suis retournée à l’hôpital, puis le docteur m’a dirigée vers Médecins du monde pour que je puisse continuer à recevoir des soins et des médicaments.
C’est mon diabète qui a provoqué le glaucome, en 2015. Si ça avait été traité tout de suite, j’aurais peut-être évité de devenir aveugle, mais ça ne sert à rien d’avoir des regrets. C’est fait, maintenant.
J’ai pu continuer à travailler en faisant des ménages, mais quand ma rétine s’est décollée, c’est devenu impossible. Je me suis demandé comment j’allais pouvoir subvenir à mes besoins. Je n’ai accès à aucune aide de l’État et tous les membres de ma famille dans les Caraïbes sont décédés pendant que j’habitais ici. Je n’ai pas non plus beaucoup d’amis, puisque je n’ai jamais vraiment osé inviter des gens chez moi ou donner mon numéro de téléphone. J’ai toujours eu peur d’être dénoncée en raison de mon statut. Encore aujourd’hui, peu de gens savent que je n’ai pas ma citoyenneté.
J’ai tenté d’obtenir des services du Centre de réadaptation MAB-MacKay pour les personnes aveugles, mais je n’y ai pas eu droit à cause de mon statut de sans-papiers. Je dois donc apprendre par moi-même à me débrouiller avec mon handicap et accepter la charité pour mes besoins de base.
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Bien sûr, ce n’était pas mon plan, de passer la majorité de ma vie sans citoyenneté. Mais je ne m’en faisais pas trop avec ça. Je travaillais fort et j’avais confiance que tout irait pour le mieux. Plus le temps passait, plus c’était ici, mon chez-moi.
Je n’avais que 21 ans quand un ami m’a invitée à le visiter à Montréal en juin 1981. C’était mon tout premier voyage, la première fois que je voyais une autre ville que celle qui m’a vu naître. Je me rappelle encore la beauté du Vieux-Montréal et de la Place des Arts, le plaisir que j’avais eu à visiter le Jardin botanique et La Ronde avec lui. On allait souvent au parc La Fontaine profiter des journées ensoleillées. J’étais très impressionnée par le métro. Je suis tombée en amour… avec Montréal! Quand le premier hiver est arrivé, j’ai adoré ça. La neige, c’est merveilleux! Tout le monde se plaignait du froid, mais pas moi. Je ne le sentais même pas. Il faut dire que j’étais toute jeune et assez bien en chair. Aujourd’hui, je le sens très bien, mais c’est l’âge.
Mon premier manteau d’hiver m’a été offert par la dame qui m’avait engagée comme aide domestique. Elle était vraiment gentille et patiente avec moi, car je ne savais pas comment fonctionnaient les machines. La laveuse, la sécheuse, je ne connaissais pas ça. Je cuisinais très bien, mais seulement les plats de mon pays. Je n’avais jamais rôti une dinde de ma vie. Elle m’a appris. Pour faire mon travail, je devais habiter chez elle, dans sa demeure de Westmount. J’avais ma chambre à l’étage, avec un lit double et une belle douillette fleurie.
Après quelques années à travailler dans différentes familles, j’ai commencé à trouver difficile les longues heures et, surtout, la solitude. Quand on fait ce métier, on travaille six jours sur sept, presque tout le temps. Alors j’ai décidé de me prendre un appartement à moi et de faire des ménages dans différentes maisons. J’avais plus de liberté, mais je peinais à joindre les deux bouts.
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Le temps a passé et je continuais à travailler fort. Jusqu’à ce que la maladie frappe.
Heureusement, je me débrouille encore très bien. Je suis capable de prendre ma pression toute seule et je cuisine beaucoup. Je suis heureuse de pouvoir trouver des ingrédients de mon pays ici, comme la banane plantain, et de préparer les mets de mon enfance, comme le blaff de poisson, un genre de ragoût. J’y arrive même sans mes yeux.
C’est sûr, il y a certaines choses que je ne peux plus faire. Ce qui me manque le plus, je crois, c’est de voir les visages des gens que je rencontre pour la première fois. Tellement de gens extraordinaires m’ont aidée depuis que j’ai perdu la vue, comme les bénévoles de Solidarité sans frontières. Ils font des démarches auprès du gouvernement pour que j’aie ma citoyenneté et des campagnes de financement pour m’aider à subvenir à mes besoins. J’aurais aimé connaître leur visage.
Malgré toutes les difficultés que j’ai rencontrées, je me trouve chanceuse d’être si bien entourée. Quand je pense à l’avenir, je n’ai pas peur. J’ai confiance que les choses iront bien pour moi.»
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