Société

Nojoud Ali, divorcée à 10 ans

Mariée de force avant l’âge légal, Nojoud Ali est la première fille de son pays, le Yémen, à avoir défié la tradition en demandant le divorce. Et en l’obtenant.


 


Le sourire de la petite Nojoud, passée du statut de victime anonyme à celui d’héroïne, a fait le tour du monde.

Dans les couloirs encombrés du tribunal de Sana’a, la capitale poussiéreuse du Yémen à la pointe de la péninsule arabique, personne n’a pris le temps de la remarquer. Cela fait des heures que la petite Nojoud Ali, drapée dans un voile noir, patiente désespérément en priant pour qu’une oreille attentive puisse l’écouter. À midi, la foule se dissipe, et un juge finit par s’étonner de cette fillette recroquevillée sur ce banc maintenant vide. « Qu’est-ce que tu attends ? » lui demande-t-il. « Mon divorce ! » répond-elle. C’était le 2 avril 2008.

À 10 ans, Nojoud fait partie de ces milliers de petites Yéménites mariées, encore enfants, selon des coutumes tribales millénaires qui perdurent essentiellement hors des villes. Mais, fait exceptionnel, c’est la première fois qu’une jeune épouse ose se rebeller contre les traditions. Jusqu’à entamer un procès contre son mari, Faez Ali Thamer, trois fois plus âgé qu’elle, et qui a déjà deux épouses. Et à le gagner grâce à une mobilisation sans précédent de défenseurs des droits de l’homme et de journaux locaux.

« Au début, j’avais honte d’en parler », murmure la gamine haute comme trois pommes, agressée sexuellement au lendemain de ses noces, en février 2008. Puis, d’un ton plein d’assurance qui dénote une étonnante maturité : « Maintenant, je veux retourner à l’école et je veux étudier… pour devenir avocate. »


 


Nojoud garde un œil protecteur sur sa petite sœur Haïfa (en foulard orange), afin qu’elle ne soit pas livrée au même sort qu’elle.

Après son divorce, prononcé le 15 avril 2008, Nojoud est revenue vivre au domicile parental, dans un quartier populaire de la capitale où se côtoient villas modernes et vieux taudis. Coincée dans une ruelle terreuse, la maisonnette est composée de deux minuscules pièces, sans ventilateur. Des coussins jetés à même le sol forment l’unique mobilier du salon. Un habitat vétuste typique des maisons des nombreux villageois venus tenter leur chance en ville pour n’y trouver que misère et pauvreté, comme Ali Mohammad al-Ahdel, le père de Nojoud. Au chômage, ce dernier, originaire d’un minuscule village de pierres de la province de Hajja, au nord du pays, doit nourrir 2 femmes et 16 enfants. Ce fardeau économique explique, bien souvent, la fréquence des mariages précoces – les parents marient leurs filles en échange d’un petit pécule.


 


C’est à Khardji que la vie de la petite Nojoud se transforma en cauchemar, en février dernier.

« Quand Faez Ali Thamer, originaire du même coin que moi, est venu demander la main de Nojoud, j’ai tout de suite accepté. Pour la protéger. Ma seconde fille, Mona, a été enlevée par un homme qu’elle a ensuite été forcée d’épouser, et je ne voulais pas qu’il lui arrive la même chose », se défend le père. À ses côtés, Shoya, la mère de Nojoud, acquiesce d’un geste de la tête, sous son voile. « Il nous avait promis d’être respectueux », sanglote-t-elle. Selon la loi, inspirée de la charia, la loi islamique, l’âge du mariage est fixé à 15 ans pour les filles. Mais de nombreux parents dérogent à la règle en établissant un contrat de mariage qui stipule que les relations sexuelles sont interdites jusqu’à ce que la jeune fille soit « prête ». Or, cette clause est rarement respectée.

Le soir des noces, c’est la fête pour Nojoud, qui ne réalise pas ce qui lui arrive. « On m’a offert trois robes pour mon mariage, deux jaunes et une marron. Elles étaient très jolies », se souvient-elle en plissant ses yeux en amande. Cette fan de jeux de cache-cache qui aime le chocolat, comme la plupart des jeunes de son âge, n’avait alors qu’un seul rêve, à part celui d’avoir un jour la télévision : « Ressembler à une tortue, pour me glisser dans l’eau… car je ne suis jamais allée au bord de la mer. » Le mariage, elle ne savait pas trop ce que cela signifiait, à l’exception des cadeaux qui viennent avec, et d’une maison toute neuve.

Ce n’est que le lendemain, une fois arrivée dans son nouveau chez-soi, après 10 heures de route, de montagnes en vallées, qu’elle prend conscience de la réalité. Son mari, 30 ans, lui indique sa chambre à coucher – une pièce exiguë meublée d’une simple natte – et lui fait tout de suite comprendre ses intentions. « Il a voulu qu’on dorme ensemble. J’ai refusé et il s’est mis à courir après moi. Il a fini par m’attraper et me faire des choses sales et désagréables », raconte-t-elle. Chaque soir, à la nuit tombée, le même scénario se reproduit. « Dès qu’il rentrait du travail, ça recommençait. Je pleurais en le suppliant de me laisser seule. Et à partir du troisième soir, il s’est mis à me taper avec un bâton. J’avais beau crier, personne ne venait à mon secours. »

Privée de sortie, interdite d’école et forcée de se voiler en présence de visiteurs, Nojoud souffre en silence. Pendant la journée, elle noie son chagrin dans ses nouvelles tâches ménagères : la cuisine, le ménage, la couture… Sa belle-mère, une femme violente, n’hésite pas, elle non plus, à la frapper.

Quelques semaines plus tard, Nojoud se résigne, honteuse, à parler à ses parents, après avoir supplié son mari de l’emmener passer quelques jours en ville. Mais ils font la sourde oreille. « Mes cousins m’auraient tué si j’avais déshonoré la famille en demandant le divorce pour ma fille », explique le père, revêtu de sa longue tunique blanche.

Nojoud, elle, refuse de baisser les bras. À force de frapper à toutes les portes, elle finit par recueillir, le mois suivant, le conseil d’une de ses coépouses. « Va au tribunal, c’est la seule solution ! » lui lance-t-elle à la volée. Le tribunal ? Nojoud se souvient d’en avoir vu un dans un feuilleton télévisé qu’elle allait regarder chez les voisins, avant son mariage. L’idée se met alors à lui trotter dans la tête. Jusqu’à ce matin décisif où, en visite chez ses parents, on l’envoie acheter du pain pour le petit-déjeuner. Munie de quelques pièces de monnaie, Nojoud saute dans un minibus qui fait la navette jusqu’au centre-ville. Puis, toute tremblotante, elle fait signe au premier taxi qu’elle voit passer. « Le tribunal ! » lance-t-elle au chauffeur qui la dévisage, étonné.


 


Interdite de sortie et d’école par son mari, Nojoud, à gauche, peut de nouveau s’amuser depuis son divorce. Ici, en compagnie de Mona, une de ses grandes sœurs.

Dans ce bâtiment si impressionnant, Nojoud se sent perdue sur son banc. Interpellé par le courage et la détresse de l’enfant, un des juges décide de l’héberger chez lui pendant trois jours et fait placer le père et le mari en détention provisoire. Mais la demande de divorce, unique en son genre, n’est pas facile à régler. « Selon les mœurs yéménites, où les règles tribales ont souvent la priorité sur la loi en vigueur, ce genre d’affaire est d’habitude étouffé », confie l’avocate Chadha Nasser, qui s’est portée volontaire pour défendre bénévolement Nojoud. La spécialiste des questions féminines et des droits civiques annule tous ses rendez-vous quand le juge lui raconte l’histoire de la petite. Pour mener à bien ce délicat combat, Chadha Nasser s’en remet à son intuition. Le jour du procès, elle ameute les associations féministes et la presse locale. Le sujet fait la une du quotidien Yemen Times. Sous la pression de l’opinion publique, le divorce est finalement prononcé, le 15 avril. Un tabou est brisé. « J’ai envie de manger des bonbons ! » entonne, triomphante, Nojoud en retrouvant la candeur des fillettes de son âge. Avant d’ajouter : « Je ne veux plus jamais me marier. »

Aujourd’hui, des femmes reconnaissent Nojoud dans la rue et lui disent « Mabrouk ! » (Félicitations !) Son histoire a alerté l’opinion internationale, fait le tour des médias de la planète, CNN, New York Times, Al Jazira, etc., et a été relayée par de nombreux blogues. On en a parlé dans d’autres pays de la région : Liban, Égypte, Arabie saoudite. À l’heure actuelle, plusieurs ONG occidentales cherchent à aider les autres petites filles dans sa situation. Mais ce battage médiatique ne plaît pas à tous. Mohammad, le grand frère de Nojoud, trouve que « ce n’est pas bon pour leur réputation » ; et certains de ses oncles ont accusé Chadha Nasser « d’avoir entaché l’honneur de la famille ».


 


Nojoud vient de faire sa rentrée en seconde année du primaire. Son rêve ? Devenir avocate, pour défendre les petites filles comme elle.

« Ce procès a enfoncé une porte close », se réjouit cette dernière. Depuis, une dizaine d’autres fillettes ont osé entamer des procédures judiciaires contre leur mari et deux d’entre elles ont obtenu leur divorce cet été. Nojoud, elle, a repris le chemin de l’école. En l’absence de foyer d’accueil pour les jeunes femmes victimes de violence conjugale, elle vit toujours au foyer parental, mais bénéficie du soutien et de la protection de plusieurs associations, ainsi que de son avocate – sa « seconde mère », comme elle l’appelle. « Quand je serai grande, annonce-t-elle, je veux défendre les gens opprimés. Comme Chadha. »

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