Lila* a été violée dans sa chambre du campus de l’Université McGill en 2016. Elle connaissait son agresseur : un étudiant rencontré au gym. Elle lui avait proposé de passer chez elle pour faire plus ample connaissance. Or, cet après-midi-là, il a tenté d’aller plus loin. Elle a dit « non ». Clairement. Mais le gaillard d’environ 100 kg n’a pas écouté. Il l’a plaquée sur le lit avant de lui ôter ses vêtements pour la pénétrer. Lila est restée figée. Complètement tétanisée. Quand elle a réussi à répéter « non », il a remonté son pantalon et s’est en allé, lui proposant de prendre un café à l’occasion.
A-t-il mesuré la gravité de son acte ? Elle ne le sait pas. Elle ne lui a pas reparlé. Mais elle a recroisé son regard – pour la première fois – en juillet dernier, en cour. Ce procès, dont le verdict sera connu en octobre, a signé l’aboutissement de six années de bataille judiciaire. Ce qui la fâche le plus, c’est que son université ne l’a pas protégée à l’époque. Aucun processus de plainte n’avait été mis en place.
« Je ne serai plus jamais la même », souffle la jolie brunette rencontrée dans un café du Plateau-Mont-Royal, au cœur de la métropole. Elle avait 19 ans au moment des faits. À cet âge supposé insouciant, Lila s’est complètement refermée sur elle-même, a pris 25 kg et a développé des troubles anxieux qui la hantent encore aujourd’hui.
On ne peut plus ignorer la réalité
Lila n’est pas la seule à avoir vécu un tel traumatisme. L’Enquête Sexualité, Sécurité et Interactions en Milieu Universitaire (ESSIMU), menée en 2016, révèle qu’une personne sur trois a été victime de violence sexuelle (harcèlement, attouchements inappropriés, rapport intime forcé…) commise par un autre membre de la communauté universitaire. Parmi les 9 284 personnes sondées dans six universités québécoises, plus de 40% des femmes et 55% des personnes trans ont déclaré avoir été victimes de tels actes, de même que 26% des hommes.
Cette enquête inédite pose des statistiques alarmantes sur un problème trop longtemps sous-estimé par les autorités universitaires, selon Sandrine Ricci, doctorante en sociologie et études féministes à l’UQAM et co-instigatrice d’ESSIMU.
Les événements qui ont ouvert la voie à #MoiAussi ont permis de sortir ces inconduites de l’ombre, selon elle. Mais en 2016, une série d’agressions dans les résidences de l’Université Laval a créé une véritable onde de choc. « Ç’a été la bougie d’allumage pour que le gouvernement s’en mêle », explique-t-elle.
Hélène David, alors ministre responsable de l’Enseignement supérieur, a pris l’affaire en main en organisant une vaste consultation, qui a conduit à l’adoption de la loi 22.1 en décembre 2017.
En vertu de cette loi, les établissements d’enseignement supérieur doivent se doter d’une politique interne de lutte contre les violences à caractère sexuel. Ils ont l’obligation d’offrir un service de soutien aux victimes, d’établir un processus de plainte et de prévoir les sanctions applicables à l’interne.
Pour leur donner un petit coup de pouce, Québec a annoncé en février 2023 la mise sur pied d’un plan quinquennal doté d’un budget de 54 millions $ pour lutter contre les violences à caractère sexuel dans les établissements d’enseignement supérieur. « Les mouvements de dénonciation de la violence sexuelle des dernières années ont mené à une prise de conscience collective et, depuis, on sent un changement de culture qui s’opère sur nos campus », a alors déclaré Pascale Déry, ministre de l’Enseignement supérieur.
De cette enveloppe, 37,5 millions $ iront directement dans les caisses de ces établissements pour financer la mise en place de bureaux d’accueil des victimes et pour embaucher des personnes-ressources spécialisées dans l’accompagnement de celles-ci.
Aussi, 4 millions $ seront investis dans l’aménagement sécuritaire de certains endroits identifiés comme « à risque » sur les campus. Le reste de l’argent ira au financement de services d’experts dans les cégeps et les universités, et de projets de recherche comme ceux menés par la Chaire de recherche sur les violences sexistes et sexuelles en milieu d’enseignement supérieur créée en 2016 à l’UQAM.
Lila, elle, au moment de son agression, n’avait d’autre option que de porter plainte à la police. À 19 ans, elle aurait aimé bénéficier d’un soutien pour livrer la bataille judiciaire qui l’attendait. Le doyen de sa faculté, à qui elle avait fait part de sa détresse, avait tout de même accepté de bannir son agresseur du gym où elle l’avait rencontré. Elle était terrorisée à l’idée de le revoir.
Mais comme aucune sanction n’obligeait le jeune homme à respecter cette mesure, Lila l’y a aperçu deux fois. « Par la suite, il m’arrivait de faire des crises d’angoisse juste en traversant le campus. Je ne sortais que pour aller à mes cours. Quand les autres se réunissaient pour faire la fête, moi, je m’enfermais dans ma chambre devant Netflix », confie-t-elle, encore bouleversée en se remémorant cette période de sa vie.
Une impulsion de changement
Toutes les universités québécoises se conforment maintenant à la nouvelle loi. L’Université de Montréal et HEC Montréal, par exemple, se sont dotées d’une équipe de six experts – deux psychologues, deux avocates, une criminologue et un médiateur – pour faire appliquer leur politique de lutte contre les violences à caractère sexuel rédigée en 2018.
« La loi a changé notre façon de définir les violences sexuelles dans un sens beaucoup plus large qu’avant. On ne se contente plus d’intervenir en cas d’agressions physiques, on condamne aussi les propos inappropriés, les blagues à caractère sexuel ou les regards déplacés, et c’est tolérance zéro », dit avec fermeté Isabelle Chagnon, directrice du Bureau du respect de la personne de l’Université de Montréal et HEC Montréal.
Sur ce campus de 45 000 étudiants, le besoin d’un tel service était bien réel : de nouvelles plaintes sont déposées chaque jour. Dans 95% des cas, le litige se règle sans qu’on ait recours à la justice.
Il s’agit souvent d’actes dont l’auteur ne réalise pas la portée. La victime bénéficie alors d’un soutien psychologique, et le Bureau entame une discussion pacifique avec l’agresseur pour qu’il comprenne que son comportement est inadmissible et qu’il constitue une agression sexuelle. « C’est un travail d’éducation continu », résume Isabelle Chagnon.
Dans 5% des cas, la plainte concerne un délit aussi grave qu’une agression physique, un viol ou un harcèlement répété. Elle est alors transmise au secrétariat général de l’université, qui peut sanctionner directement l’agresseur ou confier l’affaire à des juristes externes. C’est donc le système judiciaire qui prend le relais.
L’Université McGill a opté pour une organisation différente. Le processus de plainte est géré par l’administration, tandis que l’accompagnement des victimes est assuré par le Bureau d’intervention, de prévention et d’éducation en matière de violence sexuelle, créé en 2016.
« On distingue les deux services, car on sait que porter plainte est très difficile. Il n’est donc pas nécessaire de déposer une plainte pour bénéficier du soutien et des accommodements sur le plan de l’enseignement offerts ici », explique la conseillère en intervention de ce Bureau, Émilie Marcotte.
Des mentalités qui évoluent ?
L’an dernier, plus de 150 dénonciations pour violences à caractère sexuel ont été enregistrées à McGill. Un chiffre record dans l’histoire de cet établissement, mais qui ne manque pas de heurter Lila. « Je suis soulagée de savoir que d’autres victimes reçoivent le soutien dont j’ai manqué, mais ça me rend aussi très triste, car je sais ce qu’elles traversent », dit-elle en baissant la tête.
Il y a deux ans, Lila et cinq autres victimes de viol sur son campus ont voulu dénoncer les violences sexuelles qu’elles ont subies en diffusant leurs témoignages sur les réseaux sociaux.
La vidéo de Lila, publiée sur son compte Instagram, a été visionnée plus de 100 000 fois en deux jours. Dans les commentaires, de nombreux messages de soutien, mais aussi un tsunami d’insultes : « Qui voudrait te violer ? », « T’es tellement moche ! », « Qui voudrait coucher avec toi ? ». Elle les cite avec froideur, encore choquée par une telle virulence.
Lila a depuis retiré la vidéo et décidé de ne plus jamais témoigner à visage découvert. « Je rêve du jour où les victimes n’auront plus honte de ce qu’elles ont subi, mais on dirait que la société n’est pas encore rendue là. Alors en attendant, beaucoup préfèrent se taire pour se protéger », dit-elle.
Les mentalités évoluent malgré tout, soutient Sandrine Ricci : « Quand je relis certains articles des années 1990 où les féministes étaient traitées de terroristes, je me dis que le ton s’est adouci. On a une meilleure compréhension du ras-le-bol des femmes et on prend enfin conscience du victim blaming. Il faut que la société tout entière s’indigne et se mobilise, car l’université n’est qu’un reflet des inégalités sociales et du sexisme qui y ont cours. »
* Lila est un prénom d’emprunt, car la personne interviewée a requis l’anonymat.
Quand la loi protège les agresseurs
L’argument de la protection de la vie privée dicté par le Code civil du Québec continue de protéger les agresseurs, au grand damne des victimes qui ne pouvaient même pas connaître la sentence qui leur était adressée jusqu’à l’automne dernier. Une modification de la loi entrée en vigueur le 22 septembre 2022 permet désormais aux personnes ayant porté plainte pour violence sexuelle de connaître la nature des sanctions imposées, le cas échéant.
« Par contre, beaucoup d’universités continuent d’utiliser l’argument de la loi, bien qu’elles n’y soient pas assujetties, pour ne pas partager entre elles l’identité d’un agresseur, ce qui permet au fautif de changer d’établissement sans que personne ne soit avisé de son passé », déplore Michaël Lessard, avocat et doctorant en droit spécialisé dans les violences sexuelles et conjugales à l’Université de Toronto. Il juge que ces ententes de confidentialité nuisent à la mission des universités d’assurer la sécurité de ceux qui fréquentent leur campus. Selon lui, la loi 22.1 devrait être bonifiée pour obliger les établissements à partager cette information de façon systématique.
Des techniques d’autodéfense pour aider les victimes
À l’Université du Québec à Chicoutimi et à l’Université de Sherbrooke, un programme d’autodéfense prometteur apprend aux jeunes femmes à déceler les situations à risque d’agressions sexuelles et à les éviter. Ce programme appelé Renverse les codes avec BÉRA – version enrichie d’une formation précédemment nommée Évaluer, Reconnaître et Agir – a déjà fait ses preuves en Ontario. Les agressions sexuelles y ont diminué de 46 % dans les universités qui l’ont adopté depuis le début des années 2010. Il consiste en 12 heures de cours théoriques et de séances d’initiation aux arts martiaux wendo.
« Les filles sont souvent éduquées dans l’idée qu’elles doivent être dociles et ne pas faire de drame. Le programme BÉRA vise à changer cette mentalité en les sensibilisant aux risques qu’elles encourent et en leur enseignant comment se comporter pour que leur sécurité prime », explique Isabelle Daigneault, chercheuse en psychologie à l’Université de Montréal.
Si une formation apprend aux victimes à se défendre, une autre pourrait-elle apprendre aux agresseurs à ne pas sévir ? La psychologue saisit l’ironie. « Il faut agir de bien des façons pour opérer un changement de culture, soupire-t-elle. Ça prendra du temps, mais quand je vois combien les choses bougent depuis cinq ans, je suis optimiste. »
Si l’essai est concluant dans les universités de Sherbrooke et de Chicoutimi, d’autres établissements québécois pourraient aussi implanter le programme BÉRA dans la prochaine année.
Encore plus d’obstacles pour les groupes minoritaires
Il y a quatre ans, une Chaire de recherche sur les violences sexistes et sexuelles en milieu d’enseignement supérieur a été créée à l’UQAM pour guider les établissements dans leur quête de bonnes pratiques et leurs stratégies d’intervention. « La prochaine étape sera d’améliorer les mesures mises en place pour mieux tenir compte des groupes minoritaires qui sont, hélas, plus susceptibles de vivre des violences sexuelles », dit Mélanie Saint-Hilaire, coordonnatrice de la Chaire. En effet, les personnes LGBTQ+, autochtones ou en situation de handicap sont des populations à risque qui ont leurs propres enjeux.
« Beaucoup de normes sont élaborées en fonction des personnes hétérosexuelles cisgenres, mais il faut aller à la rencontre de toutes les communautés pour savoir ce dont elles ont besoin », confirme Audrey Le Tellier, coordonnatrice du Comité UQAC+, qui représente les personnes LGBTQ+ de l’Université du Québec à Chicoutimi. Selon elle, des actions concrètes comme l’instauration de toilettes non genrées et l’abolition du genre dans le code permanent attribué à chaque étudiant diminueraient le sentiment de violence sexuelle vécu par certains.
« On sent que notre université a une belle ouverture, alors on espère approfondir cette collaboration. Pour qu’un changement s’opère, il faut aussi que la direction des établissements fasse un pas vers nous », dit-elle.
Une nécessité de collaborer qu’approuve Dominique Biron, responsable du Bureau de prévention et d’intervention de l’UQAC, créé en 2019. « On tâche de faire preuve de diversité au sein de notre comité permanent et on aimerait multiplier les consultations. Mais cette démarche nécessite du personnel, alors il faut que le gouvernement nous en donne les moyens. C’est difficile d’être efficace avec le peu d’argent qu’on a », conclut-elle.
Cet article a d’abord été publié en septembre 2022.
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