Société

Attention : collègues harceleurs

Vous croyez que le harcèlement au travail est uniquement l’œuvre de patrons sadiques ? Erreur ! Les manœuvres d’intimidation se produisent d’abord entre collègues.


 

Appelons-la Diane, puisqu’elle a demandé l’anonymat. Infirmière dans un centre hospitalier, elle a été promue chef de son service. Ses compagnes de travail ont été surprises de sa nomination, car elle était l’une des moins expérimentées du groupe. Mais la nouvelle recrue était convaincue qu’en travaillant fort elle ferait ses preuves. Elle se trompait.

Dès les premiers jours, une rumeur a commencé à circuler : la nouvelle infirmière en chef aurait obtenu ce poste parce qu’elle avait une liaison avec le directeur de son service. Diane a tenté de mettre les choses au clair en rencontrant les infirmières une à une. En vain. Menées par deux postulantes déçues d’avoir raté cette promotion, toutes les infirmières ont cessé de lui adresser la parole, et la rumeur a fait le tour des étages. La direction, craignant que cette histoire ne nuise à la crédibilité de l’établissement, a voulu muter l’infirmière en chef dans un autre secteur. Amère, meurtrie, celle-ci a préféré démissionner.

Sa mésaventure, Diane l’a racontée à Luc Brunet et André Savoie, deux psychologues du travail de l’Université de Montréal. Pendant 20 ans, ces deux chercheurs et consultants ont recueilli les témoignages de dizaines de personnes harcelées au travail.  » Tous les types d’organisations peuvent être touchés, raconte Luc Brunet. Les petites entreprises comme les grandes, les milieux syndiqués ou non, les usines comme les écoles.  »

Selon l’Université Laval, qui a réalisé un sondage sur le sujet, de 7 % à 9 % des travailleurs québécois subiraient cette violence. Et si 32 % d’entre eux sont tyrannisés par leur patron, les manoeuvres d’intimidation les plus fréquentes se produisent entre collègues : dans 41 % des cas, ce sont des employés qui maltraitent leurs compagnons de travail. Et – surprise ! – dans 30 % des cas, ce sont des subalternes qui font la vie dure à leur supérieur.

Quatre enseignantes font la loi
Des patrons malmenés par leurs employés, Luc Brunet et André Savoie en ont rencontré dans le cadre de leur recherche. En 2001, les deux psychologues sont invités à titre de consultants dans une petite école de quartier où, en 10 ans, sept directeurs et directrices ont démissionné pour cause de dépression. En fait, quatre des 18 enseignantes faisaient la loi dans l’école. Les comparses interceptaient le courrier, veillaient à ce que le directeur ne soit jamais invité aux activités sociales et ne lui adressaient jamais la parole. Quiconque se portait à la défense du directeur subissait le même sort.

Heureusement, le dernier sur la liste des victimes a eu la bonne idée de demander de l’aide.  » Nous avons réuni tous les enseignants pour discuter du problème, raconte Luc Brunet. Mais les quatre complices – des enseignantes d’âge mûr – avaient envoyé une note de service ordonnant à tout le monde de se taire. Certains enseignants avaient tellement peur des représailles qu’ils en tremblaient. « 

Si, dans certaines usines, on  » oublie  » de dire à un employé qu’une machine est dangereuse, dans les bureaux, les procédés sont plus subtils. À preuve, l’histoire de ce directeur de service dans une grande entreprise qui assistait, une fois par mois, à une réunion de planification. Dès qu’il prenait la parole, les autres directeurs se mettaient à lire des documents ou à écouter les messages sur leur cellulaire. Lorsqu’il avait terminé, tout le monde reprenait le fil de la discussion comme s’il n’avait jamais ouvert la bouche.

Au cours de leurs visites en entreprise, les deux psychologues sont déjà tombés sur un homme seul, en larmes, dans une cuisinette. Tous les employés étaient partis à un dîner de Noël. . . mais personne ne l’avait averti. Il y a eu aussi cette gestionnaire qui avait osé franchir une frontière hiérarchique pour régler un dossier et à qui personne n’a adressé la parole pendant trois mois. Ou encore, ce commis de bureau qui, tous les matins, en arrivant au travail, entendait ses collègues se moquer de lui. Au bout d’un certain temps, il n’arrivait plus à accomplir ses tâches et passait ses soirées à pleurer.

Les dossiers disparaissent
Le harcèlement est une violence quotidienne qui se produit le plus souvent de manière détournée, sans coup ni blessure. Selon l’Université Laval, 43 % des personnes harcelées sont la cible de gestes ou de propos qu’elles qualifient de  » subtils  » : 7 % d’entre elles affirment avoir été exclues du groupe ; le même pourcentage prétend avoir été ridiculisé devant d’autres personnes, tandis que 9 % ont été l’objet de propos dégradants ou injurieux.

Certains harceleurs peuvent faire preuve d’une surprenante créativité : dossiers qui disparaissent, faux rendez-vous où la victime se rend inutilement, rencontres fixées au mauvais endroit, cartons d’invitation qui se  » perdent  » . . .

Quand on lui fait face, le harceleur a tendance à nier ou à répondre des choses comme :  » Tu dois être très fatigué pour être aussi paranoïaque.  » Alors, la victime devient confuse : souffrirait-elle d’un complexe de persécution ?

 » Lorsque les gens se présentent chez nous, ils ont de la difficulté à décrire ce qui leur arrive « , explique Linda Smith, psychosociologue du Groupe d’aide et d’information sur le harcèlement sexuel et psychologique au travail de la province de Québec.  » Ils se demandent si ce qu’ils vivent est bien réel ou si ce n’est pas le fruit de leur imagination. « 

Les cibles
Quel est le profil de la victime ? Certaines personnes écopent-elles plus que d’autres ? Des chercheurs prétendent que les personnalités timides et minutieuses risquent davantage de servir de boucs émissaires. D’autres croient, au contraire, que ce sont les gens assez forts pour représenter une menace qui se retrouvent dans la ligne de tir.  » Une chose est sûre, ajoute Linda Smith. Lorsque nous rencontrons ces gens, leur estime de soi est déjà sérieusement amochée. La plupart pensent qu’ils sont responsables de ce qui leur arrive, parce qu’ils n’ont pas su se défendre. Ils ont honte. « 

Certaines catégories de travailleurs font des cibles toutes désignées : les employés âgés, perçus comme un frein à la productivité ; les jeunes, qui veulent tout chambarder ou les collègues zélés, qui irritent ceux qui n’ont pas envie d’aller à cette vitesse-là. Les travailleurs qui se démarquent par leur origine sociale, leur race ou leurs convictions courent aussi plus de risques d’inspirer l’hostilité. Chaque groupe possède son propre code de conduite, qui n’est inscrit nulle part mais auquel il faut se conformer sinon, on risque l’exclusion.

Jean-Pierre Brun, détenteur de la Chaire en gestion de la santé et de la sécurité du travail dans les organisations à l’Université Laval, estime que, d’une façon générale, nos comportements sociaux se dégradent.  » On constate une montée de l’intolérance, de l’indifférence et de l’incivilité au travail, dit-il. Les gens sont pressés, tendus, et n’ont même plus le temps de nouer des amitiés sur les lieux de travail. Alors, lorsqu’ils sont stressés, ils ont tendance à chercher un bouc émissaire. « 

Pouvoir et jalousie
Qu’est-ce qui motive les harceleurs ? Souvent, c’est tout bonnement le pouvoir. Dans le cas des quatre enseignantes de l’école primaire, il n’était pas question qu’un directeur leur dise quoi faire. Parfois, c’est l’envie : un collègue possède ce que l’agresseur n’a pas – la beauté, la compétence, le succès. Et d’autres fois, il ne s’agit que d’un jeu cruel.

Dans son livre, Le harcèlement psychologique au travail, Marie-Josée Cordeau décrit les brimades infligées d’abord par sa supérieure immédiate, puis, l’effet d’entraînement aidant, par plusieurs de ses collègues.  » Les harceleurs ont un don pour détecter nos points faibles, dit-elle. Moi, j’étais exagérément sévère avec moi-même. En permettant aux autres de l’être aussi, j’ouvrais la porte aux abus. On m’attribuait des torts et je les approuvais silencieusement. « 

Ne pas s’isoler
Que faire si, au travail, on est dans la mire d’un harceleur ? Marie-France Hirigoyen, psychiatre, psychanalyste et auteur de l’ouvrage Le harcèlement moral – La violence perverse au quotidien, suggère, dans un premier temps, de clarifier les choses le plus vite possible avec le présumé  » agresseur « . Il est possible que, au cours de la discussion, cette personne prenne conscience de son comportement et change d’attitude.  » Des gens se disent victimes de harcèlement, mais en réalité, ils vivent un conflit, explique Jean-Pierre Brun. Plusieurs ont du mal à saisir la différence. « 

Par contre, si l’interlocuteur poursuit ses manigances tout en les niant, il est bien possible qu’on ait là un comportement pervers. Dans ce cas, mieux vaut agir, et vite.  » Endurer les gestes d’intimidation en espérant que le harceleur va se lasser est une mauvaise stratégie, explique la psychosociologue Linda Smith. Il faut l’affronter. S’il persiste, mettez sur papier les événements, les dates, les lieux. Car le jour où on décide d’en parler avec un supérieur, il faut arriver avec des faits. « 

 » Et surtout, on ne doit pas s’isoler, conclut Marie-Josée Cordeau. Il importe d’établir des alliances avec d’autres collègues, ou de s’ouvrir à un supérieur en qui on a confiance. Pour agir en toute impunité, le bourreau a intérêt à ce que sa victime reste seule dans son coin. « 

Et si la direction ne veut pas agir? Il est possible que la meilleure solution soit de démissionner, surtout si on a tout un groupe contre soi. Cependant, comme le Québec s’est doté d’une loi sur le harcèlement psychologique au travail qui prévoit ce genre de situation, les entreprises ont désormais l’obligation d’agir.

 » Les organisations n’ont aucun avantage à fermer les yeux sur ces comportements, car le harcèlement moral nuit à la productivité, ajoute Luc Brunet. La victime, malheureuse, n’est pas très efficace. Le bourreau, pour sa part, emploie son temps à concocter des stratégies d’intimidation au lieu de travailler. « 

Témoins silencieux
Souvent, ces petites violences se déroulent devant un public. D’autres employés savent ce qui se passe, mais ne veulent pas s’en mêler, soit par indifférence, soit par peur de devenir la prochaine cible.  » Ils croient que nous sommes les artisans de notre propre malheur, ajoute Marie-Josée Cordeau. Et en même temps, ils sont trop heureux de ne pas se trouver à la place de la victime . . . « 

Mais bien des spectateurs muets se sentent coupables de ne pas intervenir. Et puis, travailler huit heures par jour dans un lieu où des gens se font harceler se révèle néfaste pour tout le monde.  » Si on craint, avec raison quelquefois, d’agir directement, on peut du moins signaler les faits à un supérieur « , ajoute Luc Brunet. À se rappeler : qui ne dit mot consent.

Qu’arrive-t-il de ces gens malmenés par leurs collègues ? Certains quittent leur emploi, font des dépressions ou deviennent physiquement malades. D’autres demeurent à leur poste, acceptent leur sort et continuent pendant des années à subir des tracasseries. Avec, parfois, des conséquences tragiques. En 1999, Pierre Lebrun, employé chez OC Transpo à Ottawa, abattait son patron et trois collègues qui, pendant des années, s’étaient moqués de son bégaiement. Un événement extrême, rarissime, qui montre que ce qui est  » juste une farce  » pour les uns peut engendrer une réelle souffrance chez les autres.

Par contre, des victimes vont prendre leur courage à deux mains et en parler à leurs patrons ou à un membre de la direction. Parfois l’entreprise se voile la face, mais dans certains cas, des mesures sont prises.  » Quelquefois, la seule façon de mettre fin à un comportement abusif, c’est de démanteler le groupe, conclut Luc Brunet. Comme les quatre enseignantes qui contrôlaient leur école n’avaient pas l’intention de changer de comportement, elles ont été mutées chacune dans un établissement différent. « 

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