Entrevues

Carlos Ruiz Zafón

L’ombre du vent a fait de cet Espagnol une star de la littérature mondiale. Drapé de mystère, à l’image de ses héros, il cultive le secret… et les plantes carnivores.


 

Le succès monstre de L’ombre du vent a de quoi décoiffer, même quand on a comme lui le crâne rasé et à moitié dégarni : vendu à 14 millions d’exemplaires (dont 90 000 au Québec), traduit en 40 langues et dévoré dans 50 pays. Dire que le tirage initial n’était que de 4 000! Son éditeur de l’époque doutait de l’intérêt de cette histoire d’amour abracadabrante, étalée sur 600 pages et plantée dans le Barcelone des années 1940, donc sous la dictature de Franco, et où le surna­turel et un « cimetière des livres oubliés » occupent des rôles de premier plan.

Aujourd’hui, l’arrivée en librairie d’une brique signée Zafón fait du bruit. En 2008, son deuxième roman, Le jeu de l’ange, a créé une véritable frénésie. On parle maintenant de Zafónmanie! Miguel de Cervantès, le seul écrivain espagnol à avoir bénéficié d’une telle popularité, doit sa notoriété à un personnage que vous connaissez peut-être, Don Qui­chotte. C’était il y a quatre siècles.

Courtisé par la presse internationale, Carlos Ruiz Zafón accorde les interviews au compte-gouttes. Casanier, allergique aux mondanités, il préfère l’obscurité à la lumière, le passé au présent, et craque pour les bêtes féroces avec griffes et dents : crocodiles, requins et surtout les dragons, dont il collectionne les figurines avec passion. Et, à en croire ce qu’il raconte sur son site Web, il possède une plante carnivore nommée Gertrude…

La parution en français de Marina (chez Robert Laffont) a incité ce drôle de pistolet à sortir de sa tanière. Alors, qui diable êtes-vous, monsieur Zafón? « Je suis un mystère, mon cher Jean-Yves », a-t-il répondu par courriel. « Et comme tous les auteurs, je suis exactement comme j’écris. » C’est-à-dire atteint de romantisme aigu, amoureux fou des femmes, qu’il juge plus intelligentes et bien plus intéressantes que les hommes. Et enseveli sous les livres, auxquels il voue un culte en ces temps de iPad.

« Vieux jeu et intemporel », résume l’auteur. Grâce à ses redevances, il s’offre le luxe de faire ce qu’il aime : écrire la nuit, dormir et lire le jour. « C’est mon petit côté vampire », explique-t-il.
On sait qu’il est né en 1964 à Barcelone, magnifique cité catalane bordée par la Méditerranée, légataire d’un quartier gothique fabuleux et des délires architecturaux de Gaudí.

Ses romans (les trois traduits en français à ce jour) ont pour décor les rues qui l’ont vu grandir. Gamin turbulent à la plume précoce, Carlos Ruiz Zafón a 14 ans quand il termine son premier bouquin : 500 pages d’un feuilleton historique teinté d’horreur. Cette ville qu’il dessine avec un rare talent est conjuguée au passé. C’est une métropole imaginée dans laquelle il place ses pions et les regarde se débattre : un jeune homme romanesque, amoureux d’une jouvencelle au teint trop pâle et au destin tragique, pendant qu’autour d’eux s’agitent un bouquet d’êtres excentriques et qu’un démon rôde… « Je situe mes histoires dans le passé et je ne sais pas vraiment pourquoi, avoue-t-il. Peut-être parce que le passé appelle la réinvention, l’évocation et l’inter­prétation, alors que le présent, ou son illusion dans la fiction, est plus propice aux commentaires et aux lieux communs. »

Zafón, qu’on a comparé à Charles Dickens et à Victor Hugo, sait instaurer un climat en quelques mots, à petits coups d’images poétiques enrobées dans un style haut de gamme délicieusement rétro.

« Nous étions arrivés dans le Barcelone magique, le labyrinthe des esprits, où les rues avaient des noms de légende et où les farfadets du temps marchaient dans notre dos. (…) Tandis que je faisais le premier pas vers l’intérieur, la lune éclairait les visages livides des anges de pierre de la fontaine. Ils m’observaient. » Marina

Magnifié, Barcelone prend la vedette et donne des envies de voyage. Au grand plaisir de l’industrie touristique locale. Pourtant, Zafón n’y vit plus depuis des lustres, même si Barcelone l’habite toujours.
En 1993, après une brillante carrière de quelques années comme créatif dans une boîte de publicité et la publication d’un premier roman – El principe de la niebla (Le prince de la brume, inédit en français) –, l’auteur a quitté l’Espagne avec femme (une traductrice) et dragons (au moins 500 spécimens au dernier décompte). Direction Los Angeles, le rêve américain, Hollywood.

Mais demandez-lui de donner un seul titre de film auquel il a travaillé au cours des dernières années et écoutez-le éluder la question par une pirouette. « En effet, j’ai été scénariste il y a longtemps mais, heureusement, j’ai pu racheter ma liberté et je suis clean et sobre depuis 10 ans. Tout ça fait partie de mon passé turbulent. »

L’auteur est plus disert au sujet de sa fameuse plante carnivore. « Gertrude? Elle est décédée. Habituée à l’humidité des bayous de Louisiane, lieu de ses origines, elle n’a pas résisté au climat trop sec de Los Angeles. Gertrude est désormais au paradis des plantes carnivores… »

Et vous qui vivez dans la Cité des Anges, votre succès international doit vous valoir de jolis ponts d’or, à quand L’ombre du vent, ze movie?

« Je n’ai aucune envie que mes livres deviennent des films, des séries télévisées, des jeux vidéo ou quoi que ce soit d’autre. Je n’ai rien contre ces médias. J’aime les livres pour ce qu’ils sont et je ne vois pas l’intérêt de les transformer, hormis l’intérêt pécuniaire. Et la fortune que je ne gagne pas en ne vendant pas mon travail est le prix à payer pour qu’il reste ce qu’il est. Parfois, c’est bien qu’un roman demeure un roman. Je crois en la beauté de la littérature. » Idéaliste? « Absolument. »


 

Et Marina?
Marina
a vu le jour quelques années avant L’ombre du vent. « C’est le dernier d’une série de quatre livres destinés à un lectorat de jeunes adultes. Aujourd’hui, honnêtement, je ne sais plus. Selon moi, Marina, c’est tout simplement un roman pour les gens qui aiment lire. »

Après le Barcelone des années 1940 (L’ombre du vent) et celui des années 1920 (Le jeu de l’ange), c’est dans celui de la fin des années 1970 qu’on s’attache aux pas d’Oscar Drai, 15 ans. Orphelin, il est pensionnaire dans un collège. Un jour qu’il fouine dans une demeure apparemment abandonnée, Oscar tombe sur German, un bourgeois dépossédé, et Marina, sa fille unique. German – adorable excentrique comme Zafón sait les inventer – vit avec ses fantômes, incapable d’accepter la mort de son épouse. Adopté en quelque sorte par cette étrange famille, Oscar se verra mêlé à un drame terrible survenu il y a plusieurs années. Et, avec Marina à sa suite, il connaîtra des aventures rocambolesques qui les mèneront d’un cimetière lugubre à un théâtre en ruine en passant par les bras désarticulés d’horribles zombies…

Roman de jeunesse bien maîtrisé dans lequel Zafón démontre un souffle de conteur qu’il affinera dans L’ombre du vent, Marina servira d’amuse-gueule de qualité aux fans de l’auteur. En attendant un plat plus consistant… et plus frais.

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