Société

Pourquoi on a besoin de plus de femmes juges

Lors d’un récent procès pour agression sexuelle, un juge de Halifax a statué qu’une personne «ivre peut donner son consentement». Si le juge avait été une femme, aurait-elle déclaré la même chose? Une avocate propose une solution simple afin d’aider les survivantes en cour: nommer plus de femmes juges.

La police l’a trouvée sur la banquette arrière d’un taxi, peu après 1 h du matin. Inconsciente, elle était nue à partir de la poitrine. Le chauffeur de taxi, qu’elle ne connaissait pas avant de l’avoir hélé quelques moments plus tôt, avait les pantalons détachés et son siège était incliné de façon à ce que le bassin dénudé de la passagère lui soit accessible. Il tentait désespérément de cacher un sous-vêtement imprégné d’urine.

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Photo: iStock

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Au procès pour agression sexuelle qui a suivi l’an dernier à Halifax, la femme a déclaré s’être évanouie et ne pas se souvenir de ce qui s’était passé sur la banquette arrière du taxi. Son taux d’alcoolémie était trois fois supérieur à la limite permise. Le conducteur – l’accusé – n’a pas témoigné. Bien qu’il fût la seule personne à pouvoir se souvenir de quoi que ce soit, il n’a offert aucune explication.

Encore plus étonnant: le juge a conclu, il y a quelques semaines, qu’il n’avait pas été prouvé hors de tout doute raisonnable que le conducteur avait agressé sexuellement la jeune femme à moitié nue et inconsciente sur sa banquette arrière. Que, oui, c’était possible qu’elle soit montée dans le taxi et ait consenti à avoir un rapport sexuel avec le chauffeur, un inconnu, tout juste avant de perdre connaissance.

C’est possible? Oui, quand on y pense, il est possible que ma fille n’ait pas mangé le chocolat qui était jadis contenu à l’intérieur de l’emballage que j’ai trouvé sous son lit. Je ne l’ai pas vue manger le chocolat, il est donc «possible» que ledit chocolat se soit retrouvé ailleurs que dans son estomac.

Mais raisonnable? Pas selon moi. Et pas non plus pour la majorité des femmes, dont plusieurs ont protesté contre la décision. Afin d’être raisonnable, une situation doit présenter davantage qu’un semblant de réalité. L’idée qu’une jeune femme veuille, en montant dans un taxi, vivre un élan de passion sans retenue avec le chauffeur sort tout droit de l’imaginaire pornographique masculin.

De nombreux cas d’agression sexuelle ont fait les manchettes ces dernières années, mettant souvent en évidence les ratés du système judiciaire lorsqu’il s’agit de soutenir les victimes. En tant qu’avocate représentant régulièrement ces personnes, on me demande souvent ce qui devrait changer. Plusieurs suggestions et initiatives de réforme ont été proposées, et certaines valent vraiment la peine d’être étudiées: une formation sur l’agression sexuelle obligatoire pour les juges, un soutien juridique significatif pour les victimes avant leur témoignage, le dédommagement de celles-ci (l’accusé devrait rembourser le coût de la thérapie, les frais juridiques et autres dépenses liées au procès) et la mise sur pied de tribunaux spécialisés en agression sexuelle.

Toutefois, si l’on souhaite que les choses évoluent réellement et que justice soit faite pour les survivantes d’agression sexuelle, il faudrait que le changement passe par la police, les avocats et les juges qui dirigent le système, ce qui serait complexe et coûteux. C’est pourquoi l’une des solutions les plus efficaces est probablement l’une des plus simples: nommer plus de femmes juges.

En ce moment, seulement 37 % des juges de nomination fédérale sont des femmes (incluant celles nommées récemment par Justin Trudeau). Au provincial, là où se déroule la majorité des procès pour agression sexuelle (dont celui du chauffeur de taxi mentionné ci-dessus), les chiffres sont aussi plutôt faibles.

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La justice est en amour avec le concept du «caractère raisonnable». Cette mythique «personne raisonnable» – le citoyen ordinaire neutre qui, jusqu’au milieu des années 1980, était souvent appelé «homme raisonnable» – est au cœur de plusieurs décisions prises par les juges. En droit pénal, le «caractère raisonnable» est ce qui définit essentiellement le concept du doute. Il n’y a souvent que l’incertitude du juge entre la condamnation ou l’acquittement d’un accusé, qui n’a peut-être pas fait ce qu’on lui reproche. Même si le juge croit que l’accusé est probablement coupable, ce n’est pas assez. Si le juge nourrit des doutes, l’acquittement est inévitable. Il est l’arbitre du «caractère raisonnable» des choses. Malgré leur toge et leur pouvoir, les juges sont humains, comme nous tous. Et en dépit de tous leurs efforts et de leur formation, ils ne peuvent s’empêcher de penser à leurs propres expériences une fois dans la salle d’audience. Par conséquent, la notion de «caractère raisonnable» est imparfaite et foncièrement subjective. Qu’un juge trouve une explication raisonnable ou pas dépendra toujours, dans une certaine mesure, de si celle-ci rejoint sa réalité.

L’agression sexuelle est un crime fortement lié au genre: les victimes sont en très grande majorité des femmes, les auteurs sont en très grande majorité des hommes. Il est donc évident que le genre du juge (masculin ou féminin) a un impact sur la capacité d’évaluer le «caractère raisonnable» des faits.

Certes, il y a des hommes progressistes qui siègent au tribunal, conscients de cette situation et en faveur d’une réforme. Il est toutefois difficile pour un juge masculin de vraiment comprendre ce que signifie être vulnérable aux menaces de violence physique et sexuelle. Règle générale, les femmes ne peuvent se fier à leur simple prestance physique pour les protéger. Ces divergences d’expérience mènent à des questionnements tels que celui de l’ex-juge Robin Camp, un homme blanc de 64 ans mesurant près de 2 mètres, qui se demande ouvertement comment il est possible qu’une adolescente autochtone d’à peine 50 kilos n’ait pas tout simplement pu «garder ses genoux collés» pour se protéger d’une agression. Le Conseil canadien de la magistrature a récemment recommandé le retrait de Camp du tribunal, mais celui-ci a donné sa démission avant que le Parlement ait pu agir.

Celles qui ont déjà maladroitement repoussé une attention non sollicitée en attendant de trouver une façon de s’échapper comprennent. Celles qui ont déjà écarté une main vagabonde en espérant que la situation ne dégénère pas en attendant le retour d’une amie comprennent. Celles qui ont déjà embarqué dans le «jeu» face à une personne au comportement menaçant en souhaitant que la situation se stabilise jusqu’au moment où elles pourraient se réfugier à un endroit sécuritaire comprennent. L’intuition féminine permet de comprendre des choses qu’aucune formation ou aucun type d’éducation ne peut transmettre.

Dans un effort de compréhension face aux crimes violents commis contre les femmes, certains hommes de pouvoir se réfèrent à leurs filles ou petites-filles. Le juge du cas de Halifax, par exemple, a écrit dans sa décision que le chauffeur de taxi «n’est pas quelqu’un avec qui je laisserais ma fille, ou toute autre jeune femme».

La diversité dans les tribunaux n’est pas uniquement une question symbolique. Il ne s’agit pas seulement d’encourager les femmes à parler (ce qui est tout de même important), ou d’assurer à celles qui témoignent que c’est l’une de leurs semblables qui prendra la décision (ce qui est aussi important). La diversité des genres dans les tribunaux est essentielle à la refonte du concept de «caractère raisonnable» dans son acceptation habituelle, et qui est actuellement au cœur du système judiciaire et des décisions prises par les juges.

Si les différents gouvernements veulent vraiment améliorer la situation des survivantes d’agression sexuelle, ils devraient commencer par nommer davantage de femmes juges. Ainsi, la prochaine fois que l’on trouvera un chauffeur de taxi et une femme inconsciente à moitié nue à l’arrière de sa voiture, la conduite du prévenu sera peut-être évaluée à l’aide d’une perspective de «caractère raisonnable» plus près de la réalité féminine.

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Gillian Hnatiw est une avocate de Toronto spécialisée dans les cas d’agression, harcèlement et abus sexuels. On peut la joindre à ghnatiw@lerners.ca ou sur Twitter @gillianhnatiw.

Cet article est une adaptation tirée du site Chatelaine.

 

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