Reportages

Obsession minceur : à qui la faute ?

Qui alimente l’obsession des femmes pour la minceur ? Les grands couturiers, les magazines, l’industrie de la mode ou… les femmes elles-mêmes ?


 

Les designers ?
Pourquoi tiennent-ils tant à voir leurs créations portées par des filles au corps de brindille ?

D’abord pour des questions techniques. « C’est plus facile de faire de la création sur un corps sans formes », explique la designer québécoise Marie Saint Pierre. Pas besoin de se préoccuper d’un pli qui ouvre à cause d’un ventre rebondi, d’un drapé qui tombe mal en raison d’un fessier abondant ou d’un bouton qui tire sur un buste épanoui. On serait même tentées de croire qu’ils engagent de grandes filles filiformes parce qu’elles leur rappellent leurs croquis qui font neuf têtes de haut (au lieu de sept pour un corps normal) avec des membres exagérément longs.

Et pourquoi travailler sur ces images ? L’Américain Ralph Lauren répond : « Je ne crée pas des vêtements, je crée des rêves. » Bref, il aime imaginer des vêtements que porteront des mannequins au physique quasi inatteignable, auquel ne s’identifie que 5 % de la population ! L’exigeant créateur a même déjà congédié la top-modèle Filippa Hamilton, 1,78 m et 54 kilos, (5 pieds 10 po et 120 lb) parce qu’il la jugeait trop enrobée. « En mode, personne ne veut voir des femmes rondes », renchérit Karl Lagerfeld au magazine allemand Focus. Selon lui, cet univers doit reposer sur le rêve et l’illusion. Ce qui ferait davantage résonner le tiroir-caisse…

« Un architecte ne propose pas un plan d’aménagement avec le désordre qui règne dans une vraie maison, fait valoir Marie Saint Pierre. C’est normal de présenter nos créations sous leur plus beau jour. »

Autre explication évoquée par certains, mais qui tient davantage de la rumeur : une élite de créateurs, directeurs artistiques et photographes, tous homosexuels, auraient tout simplement une préférence pour les corps androgynes. Une théorie qui ne tient pas la route, selon Christian Chenail, designer de la griffe Muse. « À l’inverse, il y a des créateurs gais – par exemple, les Dolce & Gabbana ou Michael Kors – qui adorent l’archétype de la femme à la poitrine pulpeuse et à la taille fine. On trouve aussi dans les maisons de mode des femmes hétérosexuelles qui recherchent des mannequins maigrichonnes. »

L’industrie ?
L’industrie de la mode est-elle responsable des images de filles émaciées qui circulent ? Oui, estime Claude Laframboise, rédacteur en chef du magazine Loulou. « Quand un designer fait défiler une fille rachitique, qu’un directeur artistique d’un magazine coté l’engage et qu’un photographe accepte de la photographier, tous doivent en prendre la responsabilité. Ils avaient une autre option : choisir une mannequin mince, mais pas maigre. »

Le président de la Fédération française de la couture, Didier Grumbach, refuse de porter le chapeau. « La mode est le reflet des mouvements de société, elle n’en est pas la cause », déclarait-il à l’agence France Presse en 2006. Les jeunes mannequins minces comme un fil sont devenues la référence de beauté contemporaine parce qu’elles sont une manifestation de nos aspirations collectives – et non l’inverse.

« C’est un fait, dit Marie Josée Trempe, de l’agence de mannequins Specs. Nous vivons dans une société obsédée par la jeunesse, par l’apparence, où des femmes de 30 ans se font injecter du Botox. »

« L’extrême minceur réfère à l’ultime notion de contrôle de soi, à la perfection, à la discipline et au succès, avance la styliste Céline Béland. Et c’est ça qu’on veut voir. Le syndrome Martha Stewart ne se trouve pas juste dans l’assiette. »

Sans reproche, l’industrie ? Si elle s’inspire des tendances observées dans la société, doit-elle pour autant les exploiter à outrance ? Christian Chenail est philosophe : « Ce qu’il y a de bien avec la mode, c’est, justement, qu’elle se démode. On ne peut pas aller plus loin dans le phénomène de la jeunesse et de la minceur. Il y aura inévitablement un retour du balancier. »

Des États ont mis en place des mesures pour promouvoir une image de beauté diversifiée. Certains défilés excluent les mannequins d’une maigreur extrême. Le magazine allemand Brigitte cessera bientôt d’engager des mannequins professionnelles et ne fera appel qu’à de « vraies » femmes. Quant à la rédactrice en chef du Vogue britannique, elle a imploré les maisons Chanel, Dior, Prada et Versace de cesser de faire des échantillons minuscules que même les mannequins-vedettes ne peuvent enfiler. Le vent serait-il en train de tourner du côté de l’industrie ?

Les magazines ?

S’il y a tant de filles anorexiques, entend-on souvent dire, c’est parce que les magazines ne montrent que des femmes beaucoup plus minces que la moyenne. Pourquoi ne font-ils pas autrement ?
Pas si simple. Les magazines doivent composer avec une difficulté particulière : les échantillons. Avant de produire les vêtements qu’ils ont créés à grande échelle, les designers et les fabricants confectionnent une première collection sous forme d’échantillons, disponibles dans une seule grandeur, généralement du 4, que ne peuvent enfiler que des filles extrêmement minces. C’est cette collection qui sert notamment aux défilés et… aux magazines, qui veulent présenter à leurs lectrices la mode de la prochaine saison bien avant qu’elle arrive dans les boutiques.

Certes, les magazines doivent traiter avec ce système d’échantillons. Ils ont tout de même une responsabilité. Même si les mannequins qui les portent sont déjà sveltes, les directeurs artistiques des grandes publications de mode et les photographes qu’ils engagent ne se gênent pas pour « améliorer » leur image. À l’ère du numérique, il est si facile d’affiner la taille, d’allonger les jambes, de gommer un peu de hanches d’un seul clic. « L’idéal féminin présenté par les mannequins est déjà difficile à atteindre. Ce qu’on voit sur papier glacé devient carrément improbable », souligne Fannie Dagenais, directrice d’ÉquiLibre, groupe d’action sur le poids, qui vise à prévenir les problèmes liés au poids et à l’image corporelle.

Les femmes ?
Les femmes veulent-elles voir des mannequins de taille normale ? Non. En 2008, deux chercheurs américains ont mené une étude auprès de 194 participantes de 18 à 24 ans. On leur a présenté deux séries de pubs de vêtements. L’une montrant des mannequins normales, l’autre, des squelettes ambulants. Proportion des femmes ayant préféré les trop minces ? 100 %.

Les femmes semblent aussi être victimes d’un problème de perception. Selon un article publié dans La Gazette des femmes il y a quatre ans, une mannequin pesait 8 % de moins que la moyenne des femmes en 1975. En 2006, l’écart était de 23 %. Mais ces chiffres ne disent pas tout. « En fait, le poids moyen de l’ensemble de la population a augmenté en 20 ans », explique Fannie Dagenais, directrice d’ÉquiLibre. Le poids des mannequins, lui, n’a pas bougé autant au fil des années.

Autre problème, la tendance à généraliser : « Il faut faire attention de ne pas mettre toutes les mannequins dans le même panier, met en garde Marie Josée Trempe, propriétaire de l’agence Specs. Seul un petit pourcentage (de 10 % à 12 %) a encore, à l’âge adulte, le physique d’adolescente que recherchent les grandes maisons comme Dior, Gucci, Prada et Chanel pour les défilés internationaux de prêt-à-porter. Plus la griffe est cotée, plus les créateurs recrutent des filles d’une extrême maigreur. Et c’est précisément ces images qui sont reproduites à l’infini dans les médias du monde.

« En fait, 90 % des mannequins ont un physique normal, poursuit Marie Josée Trempe. Elles sont élancées, mais pas maigres pour autant. Elles gagnent bien leur vie en travaillant au Québec ou dans des marchés secondaires : photos pour des magazines locaux, campagnes de pub, défilés plus commerciaux… »

Cessons donc de nous attarder aux 10 % de mannequins émaciées !

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