Couple et sexualité

Sursexualisation : l’effet toxique

Toxique à doses massives, le sexe ? Certains crient que trop, c’est trop, qu’il est urgent de lui redonner sa juste place, de l’empêcher d’envahir tous les aspects de la vie. D’autres se demandent si, au lit, les femmes ne sont pas en train de revenir à la case départ… Péril en la demeure ?

Si le Dr Kinsey, récemment incarné à l’écran par Liam Neeson, se penchait sur la sexualité du début du XXI e siècle, il verrait sans doute dans ce bouillon de culture beaucoup d’agitation et de confusion. Amplifié par le battage médiatique – dossiers dans tous les grands quotidiens, multiples émissions de télé sur le sujet – le phénomène de saturation sexuelle qu’on vit actuellement suscite des questions tout à fait nouvelles. Pour la première fois depuis des siècles, ce n’est plus la répression sexuelle qui pose problème, mais la surdose de sexe !

« On est dans une période laboratoire », dit la sexologue Jocelyne Robert, qui a dénoncé dans un essai vitriolé, Le sexe en mal d’amour (Les Éditions de L’Homme), les effets du « vacarme sexuel » auquel nous exposent la publicité, la mode, la musique pop, la télévision, et surtout Internet… Mais pour comprendre réellement ce qui se passe, il nous faudrait une bombe équivalente au fameux Rapport Kinsey, qui, en 1948, jetait un éclairage étonnant sur la sexualité de l’époque.

Banalisée et omniprésente, la pornographie est depuis plusieurs années en croissance exponentielle sur la Toile : une augmentation de 1800 %, en nombre de pages et en cinq ans, selon une enquête publiée en 2003 par une compagnie de filtration ! « Malgré tout, bien peu d’études se sont penchées sur ses effets à long terme, surtout chez les jeunes », dit le sociologue Richard Poulin, auteur de La mondialisation des industries du sexe (L’interligne).

Dans son ouvrage, il démontre que la « tyrannie du nouvel ordre sexuel » a un arrière-plan inquiétant à l’échelle planétaire : selon lui, le chiffre d’affaires cumulé des industries du sexe (pornographie, prostitution, tourisme sexuel, traite des femmes et des enfants) dépasserait celui de l’armement ! À l’avant-plan, il y a Monsieur et Madame Tout-le-Monde, perplexes, forcés de vivre dans cet environnement sursexualisé, en voie de coloniser leur sphère privée et même leur imaginaire.

Ados en première ligne

Dans cette déferlante, les ados ressemblent aux canaris qui, dans les mines, avertissaient d’un coup de grisou. Fellations dans l’autobus scolaire, bracelets pour afficher ses préférences sexuelles dans la cour d’école, garçons de 15 ans qui recrutent des fillettes pour des services sexuels : un dossier spécial du Devoir, en avril dernier, a créé une commotion. Nos têtes blondes, premières victimes d’une société en plein dérapage libidineux ? La pornographie est-elle en train de devenir une forme d’éducation sexuelle, ou les pratiques évoquées dans l’article sont-elles le fait d’une minorité délurée ? Là encore, on manque d’études pour en juger.

Il se peut que certains ados en quête d’adrénaline soient tentés par le « sexe extrême », pratiqué comme les sports du même nom. Cependant, le libertinage est loin de convenir à tout le monde et peut indiquer des carences affectives compensées dans la sexualité.

« Vous faites paraître les jeunes comme des affamés sexuels n’ayant aucune autre occupation que de se soulager mutuellement », s’indignait sur le site Internet du quotidien une étudiante du secondaire, Catherine Laurendeau.

Utiliser des logiciels de filtrage, réclamer la réglementation de la pornographie sur Internet et surtout, parler ouvertement avec les ados, leur fournir un modèle positif de l’amour et des relations homme-femme devrait faire partie des priorités des parents. Car la sursexualisation de la société ne disparaîtra pas du jour au lendemain.

Jocelyne Robert trouve inquiétant que la génération qui préfigure l’avenir soit imprégnée par la pornographie, à un âge où elle est en pleine construction de son identité sexuelle. La sexologue, qui a écrit une série des livres d’éducation sexuelle pour les pré-ados, la série Ma sexualité (Les Éditions de l’Homme), en a déjà constaté les dégâts. « Une fille de 12 ans m’a demandé comment on faisait une bonne pipe. Je lui ai dit que la première question à se poser, c’était si elle en avait envie ou non. Elle m’a regardée comme si j’étais une imbécile… »

Anne-Marie Losique, productrice d’émissions télévisées « coquines » diffusées au Canal D, SeXstar et Culture du X, ne voit pas la pornographie comme une forme d’éducation sexuelle, loin de là. « Nos émissions ne passent pas aux heures de grande écoute mais en fin de soirée. Et elles ont une vocation uniquement ludique. C’est un divertissement. » Elle pense d’autre part que la société est en train de changer et qu’il faut faire avec : si la moyenne générale de l’âge de la première relation sexuelle, toutes générations confondues, n’a guère changé (vers 17-18 ans) les adolescents ont désormais leur première expérience plus tôt, vers 15 ans. « Il ne faut pas trop les surprotéger ni tomber dans la répression. Ils ont droit à leurs propres expériences et ils font beaucoup plus qu’on ne le croit la différence entre les fantasmes et la réalité. »

Jules, un étudiant de 17 ans à qui il est arrivé de visiter des sites pornos, est bien de cet avis. « On ne voudrait pas en revenir à l’étroitesse d’esprit d’autrefois ! Et puis, il aurait peut-être fallu y réfléchir avant de nous balancer tout ça sur Internet ! »

Révolution ou régression?

Selon Jocelyne Robert, cette profusion d’images sexuelles est avant tout commerciale : le sexe fait vendre, de même que tout ce qui s’articule sur le culte du corps. « C’est le règne des « trois c » : cul, corps et cash ! » Et l’offre sur le marché n’est pas seule en cause. Il y a des consommateurs et des consommatrices qui marchent à fond…

Francine Pelletier, auteure du documentaire télévisé Baise Majesté, diffusé l’hiver dernier à Canal Vie, compare l’hypersexualité actuelle à la révolution des mœurs des années 70. « C’était un vent libérateur, au même titre que la lutte des suffragettes pour l’obtention du droit de vote. Alors que maintenant, on donne dans le sexe à fond mais pas pour les mêmes raisons… »

L’omniprésence du sexe ne nous rend pas plus tolérants, ajoute Jocelyne Robert. « On n’est pas si ouvert aux homosexuels qu’on voudrait l’admettre. Ni à la sexualité des personnes âgées ou des handicapés. » Et ce n’est pas parce que les défilés de mode ont souvent donné, ces dernières années, dans l’ultra-provoquant que la société se montre plus ouverte et plus indulgente envers les prostituées à qui on emprunte ces codes vestimentaires. Claire Thiboutot, porte-parole de l’organisme Stella, qui œuvre en faveur des travailleurs et travailleuses du sexe (prostituées, danseuses nues, acteurs et actrices du cinéma porno), souligne le durcissement très intense, à Montréal, de la répression policière envers les prostituées. « Il y a eu de nombreuses rafles dans les salons de massage. La prison Tanguay est pleine… » Elle souligne aussi que le nombre des agressions envers les prostituées s’est accru.

On marche sur un fil, avec d’un côté le sexe extrême et ses excès et de l’autre, le danger d’un retour au puritanisme. « Aux États-Unis, dit Anne-Marie Losique, c’est déjà commencé. Des enquêtes prouvent que chez les jeunes, la pratique sexuelle la plus en vogue actuellement, c’est… l’abstinence. »

L’anti-séduction

Il n’en reste pas moins que, dans le monde, 50 % des 400 millions d’internautes (dont un tiers d’adolescents) visitent régulièrement des sites pornos de plus en plus hards et violents, où un clic de souris nous donne accès à un éventail complet des perversités humaines.

L’attitude des Québécoises envers la pornographie est pour le moins mitigée. D’après un sondage de Léger Marketing publié en février dans le Journal de Montréal, 33 % des femmes trouvaient la porno acceptable lorsqu’on la regarde en couple, tandis que 31 % la trouvait dégradante.

Nathalie Morin*, une rédactrice dans la trentaine, admet que les mots pipe ou cunnilingus ne font plus rougir les filles de sa génération. « C’est sans doute un effet de l’influence de la pornographie. » D’autre part, les habitudes sexuelles féminines sont, à son avis, incontestablement plus délurées. « Environ la moitié de mes amies adorent faire des fellations, et ce n’est pas de la frime ! »

Pourtant, l’éternel dilemme entre la maman et la putain semble toujours bien vivant. « Une de mes amies me racontait une discussion qu’elle a eu avec un groupe de copains. Les gars disaient qu’une fille qui fait une fellation le premier soir, ils ne veulent pas l’avoir comme blonde. Pourquoi ? « Parce que si elle le fait à moi, ça veut dire qu’elle le fait à tous les autres », disent-ils. » Autrement dit, ils ne la prendront pas au sérieux comme blonde potentielle. « Les hommes voudraient avoir la vie débridée des héros de films pornos mais dans la réalité, ils veulent une fille pas trop sexuelle, qu’ils peuvent amener aux partys de famille. Et comme ils pensent qu’ils ne peuvent pas avoir les deux, ils vont voir ailleurs… »

Francine Pelletier a aussi constaté ce malaise en tournant ses documentaires. « Ce que je trouve regrettable, dit-elle, c’est que ce sont les femmes les plus sexuées qui aient le plus de comptes à régler avec elles-mêmes. »

Marie-Andrée Halde, 38 ans, adjointe administrative dans une grande maison d’édition, n’a pas froid aux yeux. Curieuse, sensuelle et séduisante, elle est partante pour les nouvelles expériences. Ainsi, il lui est arrivé de regarder des films pornos avec ses partenaires. « C’est quelque chose qu’on fait souvent dans la vingtaine, pour avoir l’air libéré ! Mais moi, voir deux filles se caresser, ça ne m’excitait pas ! »

Ce qu’elle constate surtout, c’est qu’entre les hommes et les femmes, il y a de moins en moins d’espace pour la séduction : on n’essaie plus de se connaître, on se la joue « sexe » tout de suite, comme dans les films porno. « Il m’est arrivé, un soir où j’étais fatiguée et où l’alcool me faisait plus d’effet que d’habitude, de me montrer un peu trop exubérante. Les avances d’un gars qui nous accompagnait, mon amie et moi, sont devenues si insistantes que j’ai dû m’enfuir. » Le lendemain, elle en a discuté au téléphone avec l’intéressé. « Il m’a dit: « Tu devrais faire attention à ce que tu dégages ». »

* Le nom a été changé.

Femme objet : le retour?

Le documentaire Baise Majesté illustre à quel point les femmes ont encore du mal à dire aux hommes ce qui leur fait ou non plaisir. « Elles ont du mal à parler de masturbation, dit Francine Pelletier. Jouir seules, certaines en ont encore honte. Une de mes interviewées le disait : « Les femmes ont le don de soi jusque dans le sexe. » »

Beaucoup ont aussi peur de paraître coincées en refusant une pratique sexuelle qu’elles trouvent peu jouissive ou douloureuse. « On a tellement peur de retomber dans le puritanisme, de perdre des acquis menacés, qu’on est prête à tout accepter sans réfléchir ! » Quitte à accepter que l’homme reprenne le contrôle au lit. Un retour en arrière d’un bon demi-siècle…

Et l’hypersexualité ambiante est loin de se cantonner à la métropole. Richard Poulin cite une enquête, conduite en Beauce sur 233 femmes, en 2002, et intitulée La pornographie. Elle révélait que 13 % des femmes ont subi des pressions de la part de leur conjoint et 8 % ont posé des gestes en rapport avec la pornographie, qui les ont mises mal à l’aise.

« La porno basée sur des fantasmes féminins, où la femme a une part très active, existe bel et bien », dit Anne-Marie Losique. Il n’en demeure pas moins qu’en majorité, elle demeure faite par des hommes et pour des hommes, malgré les efforts de féministes pro-sexe comme Annie Sprinkle, qui en ont revendiqué le côté libérateur. « Cela n’a rien donné de convaincant, dit Francine Pelletier. C’est toujours les mêmes gros plans sur les mêmes gros pénis… »

Chassez la norme, elle revient

Sur le plan du plaisir partagé, les femmes sont-elles en train de lâcher du lest ? C’est un peu l’avis de Nathalie Morin. « Dans mon cercle d’amies proches, le principal écueil, c’est de faire comprendre au gars que ce n’est pas parce qu’il a joui que c’est terminé. Et souvent, ça déstabilise le partenaire, même celui d’un soir, quand la femme revendique son plaisir. »

Les hommes qui consomment des films pornos dès la préadolescence sont aussi plus incités à penser que la norme, c’est le corps porno. Lequel tient souvent plus de la science-fiction sexuelle que de la réalité : lisse, épilé « à la brésilienne » (c’est-à dire complètement), doté d’organes génitaux photogéniques, ce qui est peut-être à l’origine de la demande croissante de chirurgie esthétique de la vulve. « Un corps en toc, renchérit Jocelyne Robert, avec des seins à solution saline et une bouche au collagène. Dans ces films, le sexe féminin est maquillé. Et il faut qu’on voit jaillir le sperme, comme si c’était un moyen pour l’homme de marquer son territoire. »

Selon Francine Pelletier, cette pression qui pousse les femmes à se sacrifier sur l’autel de la beauté est énorme. « Les hommes n’ont aucune idée à quel point c’est devenu exigeant ! »

Bientôt, ajoute Jocelyne Robert, on deviendra presque tous hors norme. « Ne pourront se dire bons pour faire l’amour que les gens de 18-35 ans minces, épilés, liposuccés, musclés et bronzés ! D’ailleurs, il n’y a jamais eu autant de solitude. À Montréal, pratiquement une personne en âge d’aimer sur deux est seule ! Beaucoup de gens s’excluent du « marché » plutôt que d’avoir à se conformer à ces critères. »

Redéfinir la sexualité féminine

Ce qui devrait surtout nous faire brandir des pancartes devant les studios concernés, c’est la façon dont la sexualité féminine est caricaturée dans les films pornos. « L’homme pénètre la femme qui se met tout de suite à jouir, dit Francine Pelletier. Or, d’après le courrier reçu par la journaliste torontoise Josey Vogels, qui signe des articles sur la sexualité dans Hour, la préoccupation numéro un des femmes, c’est toujours la difficulté à atteindre l’orgasme. »

Si le Viagra féminin reste encore à trouver, c’est que les compagnies pharmaceutiques n’arrivent pas, semble-t-il, à mettre au point un produit qui stimule les multiples zones érogènes de la femme. Alors que chez l’homme, rien de plus simple : il n’y a que l’érection à contrôler. Une chance : nous échappons pour le moment à ce besoin effréné de contrôle et le performance.

Pour Jocelyne Robert la sexualité féminine mécanique, presse-bouton des films porno est totalement inventée. « La femme toujours prête, la « salope », c’est encore un fantasme d’homme ! » Dans la réalité, avant d’atteindre l’orgasme, il faut une atmosphère sensuelle, des caresses, des préliminaires, une phase plateau…

Prochaine révolution : l’intimité

On est peut-être en train de perdre la signification de la sexualité, le sens de la rencontre avec l’autre. « Avant, dit Jocelyne Robert, on était fou d’amour et on avait des fantasmes. Aujourd’hui, on est obsédé par le sexe, mais quelque chose dans le rêve d’amour est devenu de l’ordre du fantasme… Il faut rééduquer les sentiments. Se dire qu’au-delà de ce pénis, de ce vagin, il y a des personnes. »

Pourtant, l’information sexuelle intelligente et responsable est là, y compris sur Internet. « On fait tout de même mieux l’amour qu’au temps de nos grands-parents ! dit Francine Pelletier. Et on peut éduquer son chum, ses enfants. Rien ne nous oblige à accepter cette surenchère de sexe, ni à céder quand notre fille de 10 ans exige un g-string ! » Le tournage de sa série documentaire l’a convaincue que le besoin de romantisme des femmes est toujours bien vivant.

« Une jeune femme m’a dit que le combat de sa génération, ce serait de faire changer les rapports dans l’intimité. Mais c’est quelque chose qui se fait à deux. C’est plus compliqué que de réclamer l’égalité des salaires… »

À une époque où on montre tout, il faudrait peut-être remettre du mystère dans le sexe, d’autant plus que c’est un puissant aphrodisiaque. Qui, fort heureusement, ne pourra jamais être vendu dans les sex-shops.

Pornographie : définition variable

Chaque époque (et chaque lieu) a sa définition de l’obscénité : au Moyen âge, montrer un pied nu était le comble de l’indécence. Au XIX e siècle, Madame Bovary, le célèbre roman de Flaubert, a été qualifié de scabreux !

Aujourd’hui, on qualifie de pornographique ce qui montre l’acte sexuel dans toute sa crudité, quoique la frontière soit de plus en plus floue. Des cinéastes comme Catherine Breillat (Pornocratie) utilisent dans une démarche très intellectuelle des techniciens et des acteurs du cinéma porno (dont le célèbre Rocco Sifredi), et filment de véritables pénétrations. Même l’austère cinéaste danois Lars Von Trier (Dancer in the dark) a fondé une maison de production qui confie à des femmes la réalisation de films répondant aux fantasmes féminins (La Prison des sévices). Et dans un clip, Sofia Coppola (Traduction infidèle) a filmé la top modèle Kate Moss en train d’exécuter une danse de poteau. Par effet de mode, une certaine porno est devenue chic.

Il reste que, contrairement à l’érotisme, qui laisse place à l’histoire, aux jeux de séduction et aux personnes, la pornographie (en livre, photos ou films) a un but essentiellement mécanique : montrer une sexualité en action, à l’état brut, pour provoquer une excitation rapide chez le spectateur.

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