Reportages

D’esclave à héroïne

Obligée de se prostituer quand elle était enfant, la Cambodgienne Somaly Mam côtoie aujourd’hui les plus grands, qui l’aident dans sa croisade.


 

Elle a été vendue à 12 ans comme esclave sexuelle. Elle ne sait ni lire ni écrire. Pourtant, Somaly Mam fait partie des 150 femmes qui, en 2011, changent le monde, selon le magazine Newsweek. Et depuis 15 ans, au Cambodge, elle a changé la vie de milliers de jeunes filles victimes d’exploitation.

Étonnante Somaly Mam. On cherche en vain dans son visage les traces de son passé infernal. Même qu’à la voir, on jurerait une top-modèle qui a passé sa vie dans la soie. Qui pourrait deviner que cette femme élégante a croupi pendant des années dans des bordels cambodgiens, où, tous les jours, on la forçait à recevoir de nombreux clients?

Depuis qu’elle a fondé il y a 15 ans l’organisation non gouvernementale « Agir pour les femmes en situation précaire » (AFESIP), Somaly Mam mène une guerre sans répit contre l’esclavage sexuel et le trafic d’enfants. Au Cambodge, dans le reste de l’Asie et ailleurs dans le monde, répète-t-elle sans cesse, des fil­lettes de quatre ans sont violées, des enfants de cinq ans sont torturés et vendus. Plus de 2,4 millions d’enfants, dans le monde, sont forcés de se prostituer. « Je veux que le monde le sache. Il est important de dénoncer ceux qui commettent ces atrocités. Je veux sauver les esclaves sexuelles, les rendre autonomes et les réinsérer dans la société », dit-elle.

Partie de rien, l’organisation AFESIP jouit maintenant d’une reconnaissance internationale. Ses trois établissements cambodgiens peuvent abriter environ 150 femmes et enfants à la fois. De nouveaux centres ont été mis sur pied en Thaïlande, au Vietnam et au Laos. Plus de 5?000 filles et jeunes femmes y ont été accueillies. Ces rescapées sont suivies par des travailleurs sociaux jusqu’à trois ans après leur réintégration dans la société. La majorité d’entre elles finissent par se refaire une vie. « L’une est même devenue avocate », se réjouit Somaly Mam, rencontrée en mai dernier à Montréal. Plus du tiers des employées de ses centres sont d’ex-pensionnaires.

En 2007, deux entrepreneurs et militants américains touchés par l’histoire de la jeune femme, Jared Greenberg et Nicholas Lumpp, ont créé la Somaly Mam Foundation, qui aide à financer les activités de l’AFESIP. L’actrice engagée Susan Sarandon a joué les entremetteuses. Elle avait rencontré Somaly à Turin durant les Jeux olympiques d’hiver de 2006 – la Cambodgienne y portait le drapeau de son pays. « J’ai été subjuguée par sa beauté, son engagement, son courage, sa passion, dit Susan Sarandon. En tant que mère, je trouve horrible de penser que des enfants de quatre ou six ans sont vendus comme esclaves sexuels. C’est inacceptable. » Souvent la cible de menaces de la part des souteneurs ou même des autorités policières ou politiques, Somaly Mam n’a jamais baissé les bras. Au fil des ans, elle est parvenue à rallier à sa cause des partenaires de plus en plus nombreux.

En 2009, c’est au tour du fabricant de produits de beauté The Body Shop de s’associer à la Fondation et de lancer une pétition à l’échelle internationale intitulée « STOP au trafic des mineurs à des fins sexuelles », inspirée par la fondatrice de la chaîne, Anita Roddick, décédée il y a quatre ans. Jusqu’ici, près de six millions de personnes ont signé la pétition sur le site web de The Body Shop.


 

Somaly Mam n’a qu’un seul objectif : sortir les enfants de l’esclavage sexuel.

Si Somaly Mam se dévoue à ce point pour cette cause, c’est qu’elle a vécu l’enfer de l’exploitation sexuelle de l’intérieur. Abandonnée par sa famille, Somaly Mam a grandi dans des conditions précaires au sein d’une minorité ethnique de la province du Mondolkiri, dans l’est du Cambodge. On la surnomme « noiraude » à cause de son teint cuivré, considéré comme disgracieux par les Cambodgiens.

Seule et sans toit, elle suit dans la forêt un homme qui prétend être son grand-père. Il en fera son esclave. Lorsque Somaly a 12 ans, il l’oblige à se prostituer pour rembourser ses dettes. Entre 15 et 19 ans, elle est mariée de force, puis vendue et revendue dans les réseaux de prostitution. Pendant toutes ces années, elle subit les pires sévices : abus sexuels, viols, torture.

Son destin n’est même pas excep­tionnel. On estime qu’une fille sur 40 est vendue à des réseaux de trafic sexuel au Cambodge, où le tiers de la population gagne moins de 360 $ par an. Cette somme, quatre esclaves sexuelles peuvent la rapporter en un mois, ce qui permet aux tenanciers de bordel de corrompre policiers, juges et politiciens.

Dans son autobiographie, Le silence de l’innocence (Anne Carrière, 2005), Somaly raconte le destin de quelques jeunes prostituées, comme Thomdi, vendue à 9 ans et morte du sida à 15 ans.

C’est au tournant des années 1990 que Somaly réussira à s’échapper du bordel une fois pour toutes. Elle a rencontré Pierre Legros, biologiste français en mission au Cambodge. Ce barang (Blanc pauvre) l’emmènera vivre avec lui en France et l’épousera. La jeune femme parviendra, peu à peu, à reprendre une vie presque normale. Elle domptera sa haine et se réappropriera son corps meurtri.

« À l’époque, je n’étais même pas capable de porter un maillot de bain. Je me sentais sale, laide, dégoûtante. Beaucoup de gens m’ont donné énormément d’amour et ont travaillé très fort pour me faire comprendre que ce qui m’était arrivé n’était pas ma faute », explique la femme de 40 ans au physique d’adolescente.

Plusieurs séjours en Europe lui permettent de se refaire une santé et d’apprendre le français. Et comme elle ne veut dépendre de personne, surtout pas d’un homme, elle fait de petits boulots à droite et à gauche. Mais les images de son passé continuent de la tourmenter. Elle ne peut oublier toutes les autres filles qui n’ont pas eu sa chance. Elle retourne à Phnom Penh, bien déterminée à surmonter sa peur et à agir. Toute jeune maman, elle n’hésite pas à accueillir chez elle des jeunes filles sauvées des bordels.

Elle franchira un pas de plus en 1996. Avec son mari et un ancien coopérant de Médecins sans frontières, Éric Merman, elle crée l’AFESIP.


 

Ce sont « ses » filles qui lui donnent l’énergie et le courage de se battre.

Comment Somaly vit-elle le fait d’être toujours replongée dans son sordide passé? « Quand la vie dans les centres est trop dure, que je perds des filles ou que les cauchemars reviennent me hanter, il m’arrive encore parfois de tomber malade, de sombrer dans la dépression, avoue-t-elle, mais c’est beaucoup mieux qu’il y a 15 ans. »

Le travail de Somaly Mam auprès des enfants lui a valu une reconnaissance mondiale et l’admiration des plus grands. Elle a été honorée par les magazines américains Time et Glamour de même que par la chaîne d’information continue CNN. En 2008, en Suède, elle a reçu le prestigieux World’s Children’s Prize for the Fight of the Child.

Pourtant, la seule chose qui la fait réellement vibrer, c’est de venir en aide à « ses » filles. « Je ne suis pas éduquée, avoue-t-elle avec un sourire lumineux et une candeur qui la rend touchante. C’est très bien, les apparitions à la télévision, les conférences et le travail d’ambassadrice. Je suis toujours bien reçue. Mais ce n’est pas moi. Ce que j’aime, c’est la réalité. Je veux rester au Cambodge, accompagner les filles dans les centres, voir comment elles grandissent, les envoyer à l’école. C’est ce qui me donne du courage et de l’énergie pour me battre. »

De l’énergie, il lui en faut. Et du courage. Elle a reçu de nombreuses menaces de personnes désireuses de la voir cesser ses activités. Cette mère de deux filles de 20 et de 15 ans et d’un garçon de 9 ans craint surtout pour la sécurité de sa famille. Et pour cause : en 2006, des tenanciers de bordel ont enlevé sa fille aînée, alors âgée de 14 ans, pendant quatre jours. Et l’ont violée.

Déterminée, Somaly a réussi, avec le temps, à dominer la peur. « Ma vie, je m’en fous. Je n’ai plus peur. Je suis prête à la donner pour ma cause. Ça en vaut la peine. Une seule chose m’inquiète : qui s’occuperait de ma famille et des filles si je mourais? Pour elles, je suis comme une mère. Les plus jeunes m’appellent grand-maman. Je n’ai pas envie de les abandonner. »

Avec les années et la notoriété, l’existence de Somaly est devenue de moins en moins périlleuse. « Les choses vont un peu mieux au Cambodge, quand même. La police est moins corrompue qu’avant. La justice, c’est une autre histoire, mais le gouvernement, lui, me connaît et me soutient. Les politiciens savent que je ne suis pas du tout intéressée par la politique. Je suis là pour les filles. Seulement pour elles. »

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