À première vue, les présentoirs du grand magasin Sephora, au centre-ville de Montréal, se ressemblent beaucoup. Du rouge à lèvres au fond de teint: on trouve tout l’arsenal nécessaire à la trousse à maquillage.
Mais en déambulant dans les aIlées, on remarque que des pastilles vertes portant les mots «Pur et sain» sont apposées sur certains étalages. Qui a droit à cette distinction? Les gammes exemptes d’ingrédients nocifs et écologiquement responsables. Lancée en 2018, l’estampille regroupe aujourd’hui une soixantaine de marques.
Une offre impossible à imaginer il y a 10 ans à peine, alors que les beautistas en quête de maquillage propre avaient bien peu à se mettre sur la peau. Que s’est-il passé? Sephora a écouté sa clientèle. «Nous avons noté un changement dans les préoccupations des consommatrices, qui recherchent de plus en plus des cosmétiques de qualité et dénués de substances suspectes», explique Jane Nugent, vice-présidente du marchandisage chez Sephora Canada.
On compte dans le marché cible les milléniaux et la génération Z, des clients exigeants en quête de transparence et qui lisent avec attention les étiquettes. «Des entreprises vont même jusqu’à modifier certaines de leurs formules pour satis-faire nos critères de sélection», poursuit Jane Nugent.
Sephora n’est pas le seul commerce à répondre à cette tendance. Le détaillant américain The Detox Market, créé en 2010, s’est lentement imposé comme le chef de file de la beauté saine. «À nos débuts, quand on parlait de maquillage propre, ça faisait rigoler tout le monde. Les gens associaient la green beauty au mouvement hippie», raconte Romain Gaillard, fondateur de la chaîne qui compte trois succursales à Toronto. Chaque produit qu’on trouve sur leur site ou en boutique doit passer par un processus d’évaluation rigoureux. «Plus de 1 000 sociétés nous contactent chaque année pour être vendues chez nous… Il est primordial de choisir ce que nous aimons vraiment», précise-t-il.
En l’absence d’une réglementation établie, la définition de maquillage propre (clean makeup) varie d’une marque à l’autre et reste ouverte à l’interprétation. En principe, tout composant soupçonné d’être cancérigène, perturbateur endocrinien, neurotoxique ou allergisant ne doit pas être présent dans la formule. Par ailleurs, les emballages, boîtiers et flacons doivent être biodégradables, avec une faible empreinte carbone.
Ce que cliente veut...
Cette prise de conscience se trame depuis belle lurette selon WGSN, le réputé bureau de tendances londonien dont l’expertise consiste à anticiper les grands courants de consommation de demain. «Il y a plusieurs années, nous avions prédit que la responsabilité éthique deviendrait un critère non négociable pour les acheteurs», dit Jenni Middleton, directrice beauté de WGSN.
Depuis, la croissance de ce phénomène a pu être observée dans l’industrie de l’alimentation, de la mode et, maintenant, de la beauté. À un point tel que, selon un rapport publié sur le site de l’entreprise, «les sociétés cosmétiques qui négligent leur impact environnemental risquent de perdre la confiance des consommateurs». La firme de sondages Nielsen a d’ailleurs révélé qu’à l’échelle internationale 73 % des consommateurs étaient prêts à changer leurs habitudes d’achats pour réduire leur empreinte environnementale et que 38 % préféraient acheter des cosmétiques éthiques.
Cet engouement ne passe pas inaperçu auprès des bannières opportunistes qui y voient une occasion marketing en or: s’afficher comme écoresponsable est une stratégie de vente plutôt qu’une valeur véritable, ce qui donne lieu au fameux écoblanchiment (greenwashing). «Certaines marques diffusent de l’information trompeuse pour donner l’impression d’être écolos afin d’éveiller l’intérêt de la clientèle. Cela peut se traduire par des déclarations fallacieuses à propos de la liste des ingrédients, de l’emballage (moins respectueux de l’environnement qu’il n’y paraît) ou même de la chaîne de production (faussement carboneutre)», fait valoir Jenni Middleton. Heureusement, l’experte note que la consommatrice exige de plus en plus de voir des preuves desdites affirmations. Et quand la cliente veut quelque chose, tous répondent à l’appel. D’où le sceau «Pur et sain» proposé par Sephora.
Ces marques pionnières du maquillage propre ont tracé la voie vers une industrie cosmétique plus responsable.
Dr. Hauschka Fondée en 1957, l’entreprise allemande a lancé sa gamme de maquillage en 1999 comme complément aux produits pour la peau qu’elle offrait déjà. «Nous utilisons les mêmes matières premières que dans nos soins. Infusé d’extraits de plantes médicinales et d’huiles végétales certifiées bios, notre maquillage vise à sublimer la beauté des femmes et non à la masquer», précise Marie Calas, responsable de la recherche et du développement.
Bite «Quand on a entendu dire qu’une femme ingérerait 3,17 kg de rouge à lèvres au cours de sa vie, ça nous a fait réfléchir», dévoile Sylvie Rouaix, vice-présidente du développement de produits chez Bite. Originaire de Toronto, l’entreprise est devenue culte dans l’univers des rouges à lèvres. «On voulait prouver que le maquillage pouvait être à la fois sécuritaire et performant», ajoute-t-elle. En plus d’être maintenant 100 % végétalienne, la marque Bite lance cette année des fonds de teint, des poudres pressées et des bases perfectrices de teint.
Ilia C’est en décortiquant les ingrédients listés sur les boîtiers de ses cosmétiques que la Vancouvéroise Sasha Plavsic a eu envie de créer sa propre marque. Ce qu’elle a fait en 2011. «J’adorais un baume à lèvres teinté. Mon premier défi a été de le reproduire en version non toxique», raconte l’entrepreneure. Neuf ans plus tard, ses illuminateurs, gels à sourcils et bâtons multiusages se vendent comme des petits pains chauds. Un des secrets de son succès? Les formules sont enrichies d’ingrédients bienfaisants, comme de l’extrait d’hibiscus ou de l’huile de rose musquée.
Vert vs noir
L’Union européenne interdit l’usage de plus de 1 300 ingrédients dans les cosmétiques vendus sur son territoire. Au Canada, seulement 600 composants sont proscrits – ce qui est tout de même mieux qu’aux États-Unis, où on n’en compte qu’une trentaine. Mais pourquoi y a-t-il une si grande différence entre nous et nos cousins d’outre-Atlantique? Selon Santé Canada, ce serait notamment dû au fait que l’Union européenne étudie les substances de façon individuelle, alors qu’ici, on les regroupe plutôt par famille (par exemple, les colorants d’aniline).
Quant aux substances controversées comme les parabènes, phtalates et autres, toujours permises malgré les inquiétudes qu’elles soulèvent, Santé Canada affirme les avoir à l’œil. Le ministère suit «de près les rapports scientifiques et réglementaires internationaux, et examine régulièrement l’innocuité des produits chimiques contenus dans les cosmétiques sous forme d’évaluations de risques».
Le hic, c’est l’exposition simultanée à ces ingrédients, estime Lise Parent, écotoxicologue et professeure à l’Université TÉLUQ. Autrement dit, un mascara utilisé seul n’est peut-être pas une menace pour la santé, mais additionné, chaque jour, au fond de teint, au rouge à lèvres et au fard à paupières… «Nous n’avons aucune idée de leur effet à long terme, déclare l’experte. Toutefois, nous savons que les phtalates ont des conséquences directes sur le système reproducteur et la thyroïde du rat.»
Même si le corps humain est une merveilleuse machine pour filtrer les substances nocives, Lise Parent rappelle qu’il n’est pas sans lacunes, en particulier dans le cas des perturbateurs endocriniens. «Ils ont tendance à s’accumuler dans le corps et, puisqu’ils s’apparentent aux hormones produites par celui-ci, notre organisme n’est pas toujours en mesure de les détecter et de mettre en branle le processus nécessaire pour s’en débarrasser», explique-t-elle.
D’où proviennent les pigments de couleur?
La plupart des fabricants de maquillage propre – comme Dr. Hauschka et Burt’s Bees – optent pour des pigments d’origine minérale, souvent identifiés sur l’emballage comme oxydes de fer. Chez Maison Jacynthe, certaines teintes sont issues de sources végétales, telles que le curcuma présent dans les fards à paupières.
La couleur rouge, de son côté, fait davantage polémique. Des marques choisissent le carmin, un colorant naturel utilisé depuis des siècles et issu de cochenilles broyées (des insectes vivant sur les cactus). Des gammes végétaliennes préféreront introduire un peu de pigments synthétiques.
Quant à l’effet irisé de certains illuminateurs et brillants à lèvres, on le doit à un minerai, le mica. Cependant, c’est son extraction qui baigne dans la controverse. De nombreuses minières font en effet travailler des enfants, leur petite taille les avantageant pour creuser les puits et les tunnels dans les gisements. Heureusement, des joueurs éthiques se font un point d’honneur de s’approvisionner auprès de sources responsables.
Comment passer à la loupe la composition des produits sans traîner avec soi un manuel de chimie? Des applications ont été conçues pour scanner les codes-barres et la liste INCI (la nomenclature des composants) inscrits sur les emballages.
Skin Deep Fonctionne selon des cotes de 0 à 10 (10 étant le niveau le plus nocif pour la santé).
Clean Beauty On photographie la liste des ingrédients, puis l’application extrait en quelques secondes les composants controversés. Glossaire de 800 ingrédients.
Think Dirty Application canadienne qui évalue, après une lecture du code-barres, les ingrédients selon des notes (de 0 à 10) combinées à un système de couleurs. Une substance cotée 10 et surlignée en rouge = danger!
La performance au rendez-vous
Le maquillage propre a longtemps souffert d’un manque de tenue. Les fards filaient dans les plis des paupières, le mascara devait être réappliqué plusieurs fois par jour, les textures n’étaient pas au point… Aujourd’hui, les géants des cosmétiques ont corrigé ces faiblesses. Le maquilleur Alexandre Deslauriers, qui a agi à titre de consultant pour le volet maquillage chez Burt’s Bees, croit qu’il faut tout de même modérer nos attentes. «Ce n’est pas normal qu’un rouge à lèvres tienne pendant 16 heures!» s’exclame-t-il.
Une tenue infaillible trahit souvent la présence de silicone. Pour maintenir la couleur sur les lèvres, Burt’s Bees a remplacé les particules de plastique par des mélanges d’huiles et de cires végétales. Dans sa formule de crème teintée, c’est le squalane, un composant végétal extrait de l’huile d’olive, qui résout le problème d’étalement et d’adhérence à la peau. Bite, une marque reconnue pour ses rouges à lèvres ultrapigmentés, a troqué le diméthicone (silicone) contre de la cire de pelure d’orange accompagnée de nectar d’agave, tous deux riches en antioxydants.
Le Fluide de teint de Maison Jacynthe est le produit chouchou du maquilleur Marco Marsolais. Sa formule est enrichie d’huile de bourrache, ce qui lui confère une texture malléable et un pouvoir hydratant. «En l’appliquant à répétition sur le visage de mes clientes, j’ai vu leur peau se transformer», dit-il. Des ingrédients verts sont aussi utilisés à la place du BHA et du BHT (antioxydants synthétiques) ou du formaldéhyde (conservateur antimicrobien) pour préserver les produits et éviter le rancissement des corps gras. Pour ce faire, Maison Jacynthe avait recours jusqu’ici à de l’extrait de café, mais optera bientôt pour le thé du Labrador afin de promouvoir les richesses naturelles du Québec.
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