L’intrigue
Publié en 1938, Trente arpents, roman de Ringuet (pseudonyme du docteur Philippe Panneton) est un classique de la littérature québécoise qui se déroule dans un village fictif au début du 20e siècle. Fidèle à l’esprit de cette histoire paysanne, Denys Arcand en a conservé la trame, qu’il a resserrée en un monologue du personnage principal. Euchariste Moisan, orphelin à cinq ans, est adopté par un oncle qui lui lèguera sa terre à faire fructifier. Beaucoup plus tard, exilé en Nouvelle-Angleterre, il se souvient des années de prospérité, de son mariage, de la naissance de ses 13 enfants, puis de cette bagarre avec un voisin au sujet d’un lopin de terre, qui finira par entraîner sa perte.
Les thèmes
La dépossession d’un homme bon, trop naïf et trop entêté, par plus rusés que lui. La mutation de la société rurale envahie par les méthodes agricoles modernes. Une population soumise à la toute-puissance de l’Église, qui s’immisce dans l’intimité des couples et des familles, agitant le spectre des « péchés mortels » et de la damnation éternelle.
Points forts
Porté par une écriture économe et visuelle, le long monologue d’Euchariste Moisan va droit au cœur. Un personnage floué que le cinéaste fait revivre avec empathie et qui symbolise la défaite de tant de petites gens. La faillite du rêve américain qui avait attiré des milliers de Canadiens français aux États-Unis.
L’inspiration
« Comme bien d’autres, je n’avais jamais lu ce livre qui est le grand négligé des romans fondateurs de la culture québécoise », nous a confié Denys Arcand. Il y a découvert une œuvre bouleversante « dont la noirceur s’accorde bien à mon tempérament mais explique aussi son peu de popularité. Et l’idée m’est venue d’écrire un monologue, comme si Euchariste Moisan, devenu veilleur de nuit dans un garage municipal de la Nouvelle-Angleterre, se parlait à lui-même au soir de sa vie. »
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Bio
Naissance à Deschambault en 1941. Études d’histoire à l’Université de Montréal. En 1962, premier film, Seul ou avec d’autres. Réalise des documentaires-chocs comme On est au coton (1970),regard sans complaisance sur l’industrie du textile ; Le confort et l’indifférence (1982), où il fait parler Machiavel sur la société québécoise ; des œuvres de fiction : La maudite galette, Réjeanne Padovani. En 1986, c’est la reconnaissance internationale avec le film-culte Le déclin de l’empire américain. Filmographie riche et imposante qui compte également Jésus de Montréal, Les invasions barbares (Oscar 2003 du meilleur film en langue étrangère), L’âge des ténèbres.
Extrait
« J’avais cinq ans quand on est passés au feu chez nous. Mon père avait été ben influencé par le curé Labelle. Il avait laissé le village pour aller défricher une terre de roche en haut de Sainte-Adèle. De la roche pis encore de la roche. Il y avait même pas moyen de faire pousser des patates. Un été il est pas tombé une goutte de pluie pendant cinq semaines. Le feu a pris dans la grange. Tout a brûlé : la grange, l’écurie, la maison, mon pauvre père, ma pauvre mère, pis Agénor pis Marie-Louise. Je sais même pas comment j’ai fait pour me sauver. J’étais tout petit, j’avais cinq ans.
Ils m’ont renvoyé au village. J’ai été adopté par mon oncle Ephrem pis ma tante Mélie. Ils avaient pas eu d’enfants eux autres pis ils avaient hérité de la terre ancestrale des Moisan. Je suis pas allé à l’école longtemps, j’ai tout de suite commencé à donner un coup de main sur la terre. Quand j’ai eu vingt et un, vingt-deux ans, je me suis mis à fréquenter Phonsine Branchaud, la fille des voisins d’à côté. À mesure que je voyais les gars de mon âge se marier, je me rendais compte que cette fille-là était chaussure à mon pied. Elle était bâtie solide, par regardante à l’ouvrage, je savais qu’elle serait capable de tenir maison pis de me donner un coup de main dans le temps des foins. Sans compter qu’elle était avenante pis qu’elle avait une belle taille ; je me disais qu’elle serait bonne pour me donner des garçons solides. Fait que j’ai commencé à aller la voir tous les dimanches après-midi. J’arrivais chez eux vers les deux heures pis je restais jusqu’à l’heure de traire les vaches à la fin de l’après-midi. On s’assoyait côte à côte sur la galerie. On se donnait des nouvelles de la terre, des voisins… De temps en temps une de ses soeurs ou un de ses frères venait jaser avec nous autres, mais son père pis sa mère s’arrangeait pour qu’on soit tout seuls le plus clair du temps. On se berçait.
Je savais que j’étais un bon parti, pis son père le savait aussi. C’est moi qui allait hériter de la terre, pis j’avais déjà de l’argent de côté. Peut-être pas de l’argent sonnant, mais mon oncle Éphrem m’en devait pas mal depuis dix ans que je travaillais pour lui. C’est pour ça que je voulais pas trop m’avancer avant que le père Branchaud ouvre son jeu un peu. Mais en même temps, je voulais pas trop attendre, des fois qu’il surviendrait quelqu’un pour me voler ma Phonsine. Finalement avant que je parte un dimanche il m’a dit : « T’es-t-un bon garçon, Chariss. Tu prends pas souvent un coup de trop. T’es dur à l’ouvrage. Je te connais ben. Je suis pas riche, mais j’ai toujours ben quelques piasses de ménagées, quand ça sera le temps de s’entendre, tu vas voir que je fafinerai pas. »
Ça, ça voulait dire qu’il était prêt à doter sa fille et pis à payer la noce. C’est ça que je voulais entendre. Fait que là j’ai voulu faire ça le plus vite possible. Parce que ça commençait à me démanger. Il y a des fois quand elle venait me reconduire jusqu’à la clôture, j’aurais quasiment sauté dessus, drette là sans dire un mot, comme c’était arrivé un soir avec la Francine, une fois que je l’avais rencontrée. mais c’est entendu que je pouvais pas faire ça avec Phonsine, c’était une fille de cultivateur, elle savait bien qu’on achète jamais ce qu’on a eu gratis la première fois. On a décidé de se marier tout de suite après les labours du printemps. »
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