Couple et sexualité

La tropitude

Voilà une étrange maladie liée à notre sexe : nous sommes toujours « trop ». Trop grosses ou trop aguichantes, trop bonnes ou trop contrôlantes, trop jeunes ou trop vieilles. De quoi nous sentir… de trop !


 

Je crois bien que c’est le plus net de mes lointains souvenirs. J’allais sur mes cinq ans. Nuit et jour je rêvais d’avoir, pour mon anniversaire, un tricycle rouge. Comme celui de mon ami Simon. Le jour J arriva. Enfin !

Je déballai, le cœur prêt à éclater d’un indicible bonheur, une immense boîte qui s’avéra contenir, ô horreur… une poussette rose. Plus d’un demi-siècle plus tard, j’entends encore la voix de mon parrain : « Tu es trop petite, tu pourrais te faire mal avec un tricycle. Et puis tu es bien trop mignonne pour jouer avec les garçons et pour faire cette moue. »

J’ai ressenti une peine sèche, bien pire que tous les chagrins mouillés de larmes. Ce jour-là, je me suis sentie comme un cow-boy sans cheval et j’ai cru que ma vie ne valait pas la peine d’être vécue…

C’est mon premier souvenir conscient de ce que j’appelle la « tropitude » : le fait qu’aux yeux des autres une fille, une femme, est toujours trop ceci ou trop cela. Comme si ça faisait partie intégrante de son essence. Trop maigre ou trop grosse, trop bonne ou trop cruelle, trop blonde ou trop brillante, trop brûlante ou trop glaciale, trop faible ou trop forte, trop incapable ou trop performante, trop douce ou trop violente, trop calculatrice ou trop rêveuse… Trop belle pour être fidèle, trop laide pour être infidèle.

Mais revenons, si vous le voulez bien, à ma « tropitude » personnelle. Après le tricycle rouge de mes fantasmes déçus, j’ai commencé l’école. Il a bien fallu que je m’y rende à pied, comme les autres petites filles (1,5 km, quatre fois par jour). J’y ai vite été décrite comme étant trop bavarde, trop insoumise, trop fanfaronne, trop fière. Chaque mois, lors de la remise du bulletin, ma mère m’implorait d’être « moins trop », tout en me faisant sentir qu’elle se réjouissait de cette tropitude. De quoi devenir schizophrène !

Un jour, je devais avoir neuf ans, ma mère, furieuse, a découvert mes bras tout couverts de bleus. Je lui ai avoué que SM – sœur Madeleine, qui était plus sado que sororale et plus maso que madeleine – en pinçait pour mes chairs potelées. Discrètement, elle ne ratait pas une divine occasion de tortiller ma peau entre son pouce et son index : pour me pousser dans le rang, pour que je me la ferme, parce que j’avais posé une question irrecevable ou parce qu’elle m’avait surprise à écrire un roman d’amour pendant sa harangue sur le péché d’impureté.

« Ma chérie, avait supplié ma mère, il faut que tu changes ! SM te trouve vraiment trop… euh… trop…

– Trop quoi ?

– Eh bien… euh… pas assez… docile. »

Ce fut ma deuxième leçon de tropitude : une fille qui s’affirmait normalement était « trop ». Puis, à l’adolescence, je suis devenue à la fois trop séduisante et trop rebelle. Entre 12 et 16 ans, je crois que mon père ne m’a jamais adressé la parole autrement que pour me signifier que j’étais trop maquillée, trop énervée, trop insolente, trop sexy. Ensuite, je suis devenue une jeune femme trop exaltée et trop revendicatrice. C’est beaucoup plus tard que j’ai pris conscience, en discutant avec des femmes tout à fait différentes les unes des autres, que nous avions toutes été « trop » aux yeux des autres, de quelque façon.

Le bébé fille est trop fragile ou trop mignon. La fillette est trop bavarde, trop sage et toujours trop petite. L’adolescente est trop maigre, trop délurée et toujours trop jeune. La jeune fille est trop aguichante, trop belle et toujours trop sensible. Plus tard, elle aura la trentaine trop épuisante, la quarantaine trop ardente, la cinquantaine trop mordante. Quant à la sexagénaire et à ses aînées, elles s’accrochent, trop flétries ou trop refaites. En fait, jusqu’à 30 ans, les femmes sont toujours trop jeunes. Après 40, toujours trop vieilles. Reste la trentaine où elles sont juste trop… débordées.

Regardons autour de nous. Pauline Marois est trop riche, Nathalie Petrowski trop baveuse, Ségolène Royal trop coincée, Marie-France Bazzo trop distincte, Hillary Clinton trop ambitieuse, Janette Bertrand trop acharnée, Denise Bombardier trop suffisante… Quant aux archétypes féminins, ils incarnent l’essence même de la tropitude. Prenons Barbie : jambes trop longues, seins trop haut perchés, tignasse trop blonde, taille trop fine, regard trop bleu. Mais elle est aussi trop puissante et trop riche.

Dans les années 1990, la poupée américaine Happy to Be Me, son antithèse, a voulu rivaliser avec la top-modèle. Avec ses pieds trop larges dans ses godasses trop plates, la trop boulotte et trop pauvre brunette n’a pas fait le poids. Les fillettes n’en voulurent pas. Parce qu’elles ne s’y sont pas identifiées ? Bien au contraire ! Mais elles ont préféré se noyer dans la tropitude du rêve plutôt que dans la trop dure réalité. Finalement, chaque femme, grande ou petite, canon ou laideron, brillante ou godiche, jeune ou vieille, incarne au regard d’autrui un magma de tropitude dont les nuances varient presque à l’infini, en fonction des épisodes de la vie.

La tropitude touche aussi le couple, les spécialistes en témoignent – vous aussi pouvez l’observer autour de vous : les récriminations des conjoints l’un envers l’autre vont souvent dans le sens du « elle est trop ceci » et du « il n’est pas assez cela ». Monsieur se plaint que Madame est trop exigeante, perfectionniste, entière. Elle lui reproche plutôt de ne pas être assez attentif, loquace, sensuel. Même dans l’autoflagellation, femmes et hommes suivent cette tendance : elles s’en veulent d’être « trop » ; ils se blâment de n’être « pas assez » (performant, riche, efficace).

Énorme différence entre les sexes ? Pas du tout. Quand on est « trop » comme ceci, le risque est grand que l’on ne soit « pas assez » comme cela, non ? Voilà un legs éducationnel et culturel dont on peut s’émanciper. Il suffit de commencer par faire un pas en direction de l’autre.

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